Six Feet Under - Saison 1&2

Une série qui cercueil à froid

Affiche Six Feet Under

C’est une certitude, la mort est un sujet intemporel et planétaire, au point qu’il est difficile de l’aborder de manière objective. La fin d’une existence a cette particularité de provoquer une rupture violente, aboutissant la plupart du temps à un besoin de méditer sur son être ou parfois à un soulagement, finalisant un parcours prédominé par la souffrance.


La façon d’appréhender cet événement pour les autres autant que pour soi-même reste de ce fait très personnelle, provoquant des réactions opposées qu’elles soient fantasmagoriques ou terre-à-terre. L’artiste comme tout individu est aussi concerné par ces tourmentes, sa perception de la vie se doit d’être la plus complexe possible, surtout lorsqu’il désire s’exprimer sur le sujet. Du coup, quand HBO désire concrétiser un tel projet, le choix se devait d’être judicieux.

Leur dévolu s’est donc porté sur Alan Ball, engagé en tant que scénariste et enfilant également la casquette de producteur exécutif. L’auteur de Américan Beauty n’hésite pas longtemps, surtout que la chaîne laisse comme à son habitude une liberté considérable. Si bien qu’il va convoquer plusieurs réalisateurs du cinéma indépendant (tel que Kathy Bates) pour mettre en image cette saga de cinq saisons au titre très évocateur. Car le mot saga est tout à fait adéquat, Alan Ball comptant y recycler tout les éléments de la série dite "dramatique" et la réinventer en évitant tout les pièges types, faisant de Six Feet Under une série incontournable.


CE N'EST PAS LA FIN MAIS LE COMMENCEMENT
Le pilote de la série pose subtilement ses règles et annonce le ton : Nataniel Fisher, propriétaire d’une entreprise de pompes, funèbres meurt la veille de Noël dans un accident alors qu’il conduisait son nouveau corbillard. Parallèlement, son fils aîné, Nataniel Junior, de visite pour les fêtes, concrétise une relation sexuelle avec Brenda, jeune femme peu farouche rencontrée quelques minutes auparavant. La mort du "chef" sera célébrée dans son entreprise, provoquant de multiples changements et remises en questions au sein du clan Fisher.
Il laissera derrière lui une veuve, Ruth, archétype de la femme au foyer dont la fausse fragilité et la psychorigidité vont être chamboulées suite à la révélation de confidences qu’elle gardait depuis longtemps enfouies. Des secrets, David aussi en dissimule, frère cadet au tempérament généreux, cloîtré dans cette vie en entreprise familiale, une vie qui ne colle pas vraiment avec son tempérament délicat. La disparition de son père aura pour effet de détruire les fondations du schéma qu’il suivait aveuglément. A l’inverse, son frère aîné Nate, voulant échapper aux rapports conflictuels, a préféré fuir la tradition pour mener une existence indépendante. Pourtant il est; plus que les autres, une copie de son père, le poussant à vivre une crise de culpabilité pour ne pas avoir pu partager avec lui les derniers instants. Il y a enfin l’électron libre, Claire, alors en pleine crise d’ados, son parcours standard va se trouver être carrément bouleversé par cet événement, rendant son passage à la maturité sinueux et douloureux.

Six Feet Under
Mensonge : c'est sûr, il y a plus de six pieds sous cette table


Cette famille sera entourée de plusieurs personnages secondaires dont l’importance variera d’un épisode à l’autre.
On découvrira donc l’attachant et moralisateur Keith, le compagnon de David, la blasée et torturée Brenda, l’employé des Fischer Frédérico Diaz, doué dans la restauration de cadavre, et son épouse. En dressant leurs portraits, les auteurs traitent leurs évolutions et relations avec un équilibre surprenant. Chaque épisode suit un déroulement bien ordonné : une mort, son épitaphe et la préparation à l'inhumation durant laquelle les intervenants vont être mis à l’épreuve face à leurs "clients", brodant et déchirant leurs relations en vue d’un avenir chargé d’incertitudes. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que la mise en place de ce schéma se produira avec la mort d’un personnage important dès le pilote, contrariant la règle des séries où elle n’arrive généralement que plus tard, permettant ainsi une incursion directe dans l’univers  mortuaire de Six Feet Under  (Pour Dead Like Me, elle introduit le sujet, et chez les Desperate Housewives, elle sert d’intrigue à la première saison et sera vite abandonnée les saisons suivantes). Sur ce point, Alan Ball réussit un coup de maître en fusionnant le fond et la forme pour mieux les sublimer, imposant ardemment sa pesante thématique. Il parviendra à plusieurs reprises dans les saisons suivantes à briser les codes de cette structure pour déstabiliser le spectateur, une idée ingénieuse jamais gratuite puisqu’elle rentre dans la continuité de son propos : présenter la mort comme un aboutissement prévisible mais brutal.


LA VIE EST BELLE ?
Car la vie, on nous le répète perpétuellement, est dure et complexe, bourrée d’émotion que l’on n’est pas forcément disposé à ressentir. Alan Ball ne joue à aucun moment les moralistes et évite toute représentation démagogique. Il déclenche chaque opportunité lui permettant de se démarquer des nombreuses séries familiales puritaines diffusées sur les ondes hertziennes depuis des décennies. Si on prend pour exemple la gentille famille de Sept A La Maison, on remarque à quel point chaque interrogation et obstacle doivent forcément engendrer une leçon salvatrice. Il est d’ailleurs navrant de constater que ce problème se doit d’être réglé dans l’épisode, une vision idéaliste et forcément irritante à la longue.
Pour la famille Fisher, l’enfer, c’est "la famille", vérolée jusqu’aux racines, elle en ronge chacun de ses membres. Rien n’y est donc résolu aisément, les difficultés subsistent en permanence, pouvant être rejetées, assumées ou endurées, mais doivent, comme pour la mort, être considérées et ne dégager aucunes éventualités sur leurs conséquences. Si bien que les comportements des uns et les réactions des autres aussi communs soient-ils se trouvent être en concordance avec nos désirs et nos déficiences. Les frustrations et les envies finissent par s’entrechoquer et les membres de cette tribu tentent vaillamment d’exposer leur existence aux yeux de leur entourage.

Des individus pour le moins réactifs mais surtout singuliers, ne permettant aucune identification personnelle. L’auteur ne les a pas dessinés comme des miroirs de notre personnalité, échappant à la généralisation. En adoptant un traitement premier degré, il présente ses personnages en décodant tout leur comportement, ces inconnus en viennent à devenir virtuellement nos voisins, et nous, de par l’approfondissement de leur intimités, leurs confidents. Car l’intention est bien là, recréer une atmosphère tangible aux émanations fantastiques pour mieux en décrypter les angoisses. Une approche édifiante et unique dans l’univers télévisuel. Nous n’assistons donc pas à une succession de scènes dialoguées, on y perçoit une multitude de rêves, de visions imaginatives (tel que Claire imaginant sa mère et son amant copuler dans la cuisine) et de moments de solitude où intervient le plus souvent un large panel de substances illicites. Ces drogues font corps avec la série, exprimant ce besoin de détachement envers une réalité durement acceptable, leur consommation est d’ailleurs quasiment systématique : repas de famille, fêtes, déceptions et dépressions, tous les prétextes semblent être recevables pour s’y adonner. Pour Alan Ball, ces produits ont une portée éphémère, voire nuisible, mais relativement efficace et surtout utile à matérialiser notre fragilité. Pour enfoncer encore le clou, les auteurs insèrent à plusieurs reprises des conversations entre morts et vivants. Celles-ci illustrent le plus souvent des interrogations et intensifient toute la substance de la série car plus qu’une marque de fabrique, elles normalisent une marginalité inavouable. Elles se justifient surtout par le travail des Fisher, qui, pour banaliser la particularité de leurs travails, démarrent un monologue (à l’abri des regards) et se dévoilent indirectement au spectateur. L’interlocuteur le plus présent reste le père, dont les différents secrets refont progressivement surface.

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UN NERF DE FAMILLE

Une famille qui tout au long de cette première saison va devoir retrouver ses points de repères. Ce départ abrupt va permettre à l’auteur de développer parallèlement à la caractérisation des personnages un changement dans leurs vies, remodelant par la même occasion leurs relations dans une ambiance conflictuelle. La nécessité de désigner un coupable se fait aussitôt ressentir, autant que la volonté de tourner la page au plus vite et d’aller se ressourcer vers son plus proche confident.
Pour Ruth, c’est son amant, qu’elle quittera plus tard pour atténuer la culpabilité qui la ronge, toujours tentée d’être indispensable, frustrée par la relation qu’elle a entretenue avec son mari. Son existence glacée par le rôle qu’elle a tenu la pousse à adopter un comportement rétrograde. Incapable, dans ces conditions, de concilier la gestion de l’entreprise en tentant de substituer son mari et d’oublier son ancienne vie de couple, elle deviendra aux yeux de ses enfants la mère réactionnaire et possessive que personne ne désire avoir. Au-delà de cette image, elle est avant tout une femme qui s’est laissée porter par le courant, par manque de conviction, et se retrouve encombrée de regrets. Son second fils, David, en est la photocopie : ce jeune homosexuel joue comme sa mère sur les apparences. Dissimulant ses préférences sexuelles, croulant sous les responsabilités que son père lui a infligé, il aspire pourtant à une vie innocente et ses réflexes d’adolescent plaisent beaucoup à Keith son conjoint. Ce grand noir charismatique inspire la sécurité et la confiance. Keith s’assume comme il est, et souffre de voir David camoufler son identité et par extension leur couple, surtout quand celui-ci représente l’église en se pliant lâchement aux codes traditionnels et chastes de la religion alors qu’ils fréquentent une église progressiste.

Pour Nate, le retour à la maison est on ne peut plus douloureux étant considéré comme le nouveau pilier. Héritant de la moitié de l’entreprise, il se retrouve prisonnier de ce qu’il a toujours fuit. Ce garçon instable est le point central de la série, facteur de plusieurs évènements importants. Sa rencontre avec Brenda va le sortir de sa torpeur, surtout qu’elle intervient à un moment crucial, du moins tout autant que le retour au foyer, provoquant agressivité et critiques. Il prendra petit à petit la place de son père et se lancera dans un parcours initiatique lors d’une enquête sur celui ci et durant laquelle il éclaircira les zones d’ombre d’un homme énigmatique. Tourmenté par ses désirs et ses obligations, Nate reste le personnage le plus noir de la série. Impulsif mais réceptif, il ne cessera de s’appuyer sur sa compagne pour ne pas céder sous la pression. Pourtant, Brenda n’est pas plus stable, malgré le rôle qu’elle tient auprès de lui, elle reste une fille contrariée qui se renie. Fille de parents psychologue, elle fut le sujet d’un livre à succès pour l’intelligence précoce dont elle a fait preuve. Mais à force d’être considérée comme un sujet scientifique elle éprouve le besoin de se fondre à la masse. Un désir qu’elle concrétise auprès de Nate dont le comportement entier lui permet d’aspirer à un certain conformisme.
A l’inverse, Claire cherche à se démarquer, à sortir du carcan dans lequel elle étouffe. Sa majorité passée, elle évolue telle une fille perdue dans l’univers adulte et fataliste des pompes funèbres, cherchant réconfort dans un romantisme galvaudé. Son évolution très terre à terre est stupéfiante de profondeur, de part ses réactions et son caractère, elle représente l’adolescence dans toute sa splendeur, expérimentant à tâtons toutes les alternatives qu’on lui offre, percevant l’avenir tel un vaste étang brumeux, elle se débat et s’accroche où elle peut pour ne pas chuter. Elle en voit en Billy, le frère de Brenda, une échappatoire aux violentes retombées. Car Billy est l’élément hasardeux, le grain de sable dans l’engrenage, une personne souffrant du statut de sa sœur, un dépressif au stade le plus élevé. Son arrivée tardive fera office d’intrigue secondaire nous accompagnant vers la conclusion de la saison. Après avoir intelligemment posé la charpente du bâtiment, et nous avoir livré plan et clé, Allan Ball nous livre une piste. Le dénouement (pas le twist… attention !) nous rappelle en l’espace de quelques minutes tous les enjeux et nous prépare déjà à l’évènement inévitable qui clôtura logiquement la série.
Reste Frédérico Diaz, jeune garçon ambitieux et doué dans son travail, machiste latino de pure souche, il fait sa place auprès des Fisher tel un témoin. Sa sensibilité infantile ne l’empêche pas d’être un mari et un père aimant auprès de sa femme Melissa, jeune infirmière au tempérament de feu. Seul couple "commun" de la série, le couple Diaz subira son lot de problème tout au long de la saison suivante.

Six Feet Under

 

LA VIE CONTIGUË
Car les difficultés, c’est la valeur ajoutée de cette deuxième année, un prolongement déterministe où les intervenants vont devoir, leurs deuils passés, se reconstruire et conjecturer. Cela débute avec un repas familial, propice à une initialisation, un regroupement qui permet par la suite un suivi individuel.
Les Fisher tente vainement le redressement, David emménage avec Keith, Ruth tente de se ressourcer auprès de Nikolaï, Nate et Brenda coexiste difficilement et Claire se cherche obstinément mais sans réelle conviction. Des banalités certes mais des banalités passionnantes, grâce à une première saison solide, on vit intensément les sorts des intervenants, jouant le jeu de la confession sans broncher et assistant  à leurs combats avec une compassion déstabilisante. L’occasion permet d’ailleurs de relativiser et de reconsidérer bon nombre de tourments, essentiellement grâce au décès de chaque introduction.
Des décès filmés sans artifices, avec détachement, laissant parfois un bon nombre d’interrogations qui ne seront jamais éclaircies, tranches de vies désarçonnantes souvent exploitées comme l’amorcement d’une thématique. La mise en scène suit ce principe tout au long de ces deux premières saisons, la musique se fait discrète, la photographie contrastée mais majoritairement froide et sombre, tel un timbre automnal propre à révéler une existence pénible et fade.
Celle-ci se voit être compromise, par un hasard logiquement imprévisible mais surtout impitoyable. La preuve en est avec Nataniel junior, déjà apeuré par la Faucheuse, recevra sa carte de visite pour une conclusion dont on devine la finalité, construite sous la forme d’une douce et sobre métaphore et mettant en avant toutes les qualités de la série.

Grâce à une écriture inventive, des problématiques pertinemment abordées et des personnages captivants, Six Feet Under surpasse aisément le stade de série dramatique. Le terme de "soap existensiel" utilisé par son auteur pour la qualifier est tout à fait approprié. Elle fonctionne tel une séance de psychanalyse, permettant de nous ouvrir l’esprit et de jauger notre perception. Autant de louanges peuvent décrédibiliser une certaine objectivité mais elles sont néanmoins justifiées. On ne ressort pas indifférent d’un épisode, on est pensif, troublés et surtout désireux d’en savoir plus.
De saisons en saisons, ces impressions ne faibliront jamais, jouant sur ses bases pour développer des émotions allant crescendo en passant par plusieurs périodes bien distinctes. Fonctionnant sur une progression cartésienne, elle mêle ardemment les maux d’une société désorientée aux relents pessimistes, une source d’inspiration inépuisable, mais accessible à la minorité que nous semblons être. Elle s’adresse à nous, fraction d’un vaste ensemble, en ne cessant jamais de nous rappeler, qu’à notre manière, nous participons à ornementer cette vaste notion qu’est la vie. Pour une série traitant essentiellement de la mort, on peut affirmer que c’est un exploit.


SIX FEET UNDER - SEASONS 1 & 2
Réalisation : Alan Ball, Daniel Attias, Rodrigo García, Jeremy Podeswa, Kathy Bates, Michael Cuesta, Michael Engler, Alan Poul, Daniel Minahan
Scénario : Alan Ball, Rick Cleveland, Kate Robin, Bruce Eric Kaplan, Scott Buck, Jill Soloway, Nancy Oliver, Craig Wright
Production : Lori Jo Nemhauser, Robert Del Valle, Kate Robin
Producteurs exécutifs : Alan Ball, Robert Greenblatt, David Janollari, Alan Poul
Bande originale : Thomas Newman (générique)
Interpètes : Peter Krause, Michael C. Hall, Frances Conroy, Lauren Ambros, Freddy Rodriguez, Matthew St. Patrick, Jeremy Sisto, Rachel Griffiths, Justina Machado, Lili Taylor
Année : 2001/2002




   

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