Thrawn Janet de Robert Louis Stevenson
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- Dossier par Pierre Remacle le 6 octobre 2017
La nouvelle du vendredi #04
"Ecrire ? Ce n’est qu’une oisiveté affairée" (La Main de Goetz von Berlichingen). Cette considération digérée, signée de l’inoxydable Jean Ray, une question attire un jour ou l'autre l’attention de tout bibliophile : quel est le Saint-Graal de l'écrivain ?
Vaste interrogation à laquelle il existe autant de réponses que d’hommes de lettres : citons en vrac l’amour de l’art pour certains, la gloire pour d’autres (de leur vivant tant qu’à faire), voire la fortune pour les plus pragmatiques. On peut néanmoins considérer que la création d’une œuvre passée dans l’éternité, un produit de l’imagination si bien adopté par l’inconscient collectif qu’il s’est irrémédiablement fondu en lui, une figure littéraire si riche, si profonde, si universelle que chaque époque peut en proposer une nouvelle lecture adaptée à ses préoccupations les plus actuelles sans en perdre l’essence pour autant, est un indice d’accomplissement professionnel suffisamment pertinent.
Peu nombreux sont ceux qui y sont parvenus. Quelques noms viennent malgré tout immédiatement à l’esprit : Arthur Conan Doyle avec Sherlock Holmes, Edgar Rice Burroughs avec Tarzan, Bram Stoker avec le Prince des Ténèbres en personne, Dracula, et ainsi de suite : Frankenstein, Faust, Roméo Et Juliette ont depuis longtemps quitté l’ombre de leurs créateurs respectifs afin de vivre leur propre existence.
Notre candidat du jour, Robert Louis Stevenson, a réussi cet exploit à non moins de deux reprises et ce, chose remarquable, dans deux genres totalement différents.
En 1883 paraît ainsi la première édition de L’Île Au Trésor, fabuleux roman d’aventuresqui cliche à jamais dans l’esprit des lecteurs du monde entier toute une imagerie de pirates dont l’inépuisable richesse continue à nous faire rêver encore aujourd’hui (et ça n’est pas le succès de la série Black Sails ou, dans une certaine mesure, de la franchise Pirates Des Caraïbesqui nous contredira). Bien évidemment, l’inoubliable silhouette du terrible Long John Silver n’est sans doute pas pour rien dans le succès colossal du livre de Stevenson : après tout, bien peu de personnages de fiction peuvent se vanter d’avoir été interprétés par des pointures du calibre d’Orson Welles, Charlton Heston, Anthony Quinn, Jack Palance, Lance Henriksen, Tim Curry ou encore Eddie Izzard. Et il ne s’agit là que de quelques exemples pris dans une liste de plus de cinquante adaptations cinématographiques !
Orson Welles incarnant un voleur et un fils de pute.
L’Île Au Trésor apporte à Stevenson une célébrité méritée et lui entrouvre les portes de l’éternité. Mais ces portes, c’est un deuxième récit qui les pulvérise : vous l’avez deviné, il s’agit du légendaire roman L’Etrange Cas Du Dr Jekyll Et De Mister Hyde (1886).
Nous n’aurons pas ici l’ambition d’analyser le Magnum Opus de l’écrivain écossais : un ouvrage aussi titanesque a besoin d’un cadre autrement plus adéquat que cette modeste chronique pour être décrypté avec la rigueur qu’il mérite. De la même manière, nous ne nous lancerons pas non plus dans la folie de recenser les différentes adaptations de Jekyll Et Hyde: entre les films, les séries, les bandes dessinées, les romans dérivés, les pastiches, les parodies, etc., la démarche serait aussi fastidieuse qu’inévitablement vouée à l’échec. Mais comme on ne se refait pas, qu’il nous soit simplement permis d’attirer l’attention sur Le Testament Du Dr Cordelier, curiosité signée Jean Renoir. Tournée en 1959, se voulant une œuvre de prestige à la croisée des chemins entre cinéma et télévision, cette adaptation non officielle du récit de Stevenson ne réussira qu’à rallier le mécontentement des professionnels des deux médias, ce qui entraînera un délai de deux ans pour sa diffusion télévisée (et sa sortie dans les salles). Le tout n’aboutira qu’à un échec commercial et critique.
Avouons-le, on est loin, très loin de la version de 1941 avec Spencer Tracy, Ingrid Bergman et Lana Turner (version qu’on vous recommande chaudement au passage).
Bref, L’Île Au Trésor et Jekyll Et Hyde ont beau avoir inscrit en lettres de flammes notre écossais au panthéon des écrivains, toutes époques confondues, ces deux Å“uvres ont également eu un effet secondaire aussi prévisible que regrettable : celui d’écraser de leur éclat le reste des écrits de Stevenson. En effet, difficile d’exister dans l’ombre de monuments tels que ceux-là . Et pourtant, le travail de notre homme est loin de se limiter aux aventures du jeune Hawkins ou aux déboires du Dr Jekyll. Récits de voyage, articles, romans, essais, poésie : la production de Stevenson est conséquente et le plus souvent de haute, très haute volée. Au sein de celle-ci, et cela ne surprendra évidemment personne, on trouve également des nouvelles fantastiques tout à fait remarquables. Malheureusement, ces dernières passent un peu trop souvent sous le radar des amateurs.Â
Saisissons donc l’occasion qui nous est donnée ici et attardons-nous sur une de ces nouvelles, obscure dans tous les sens du terme : la terrifiante Thrawn Janet (plus connue en français sous les titres Janet la Revenante, Janet la Torse ou encore et surtout Janet La Torte).
Bonne idée : choisir Maurizio Quarello pour illustrer ce récit.
Mauvaise idée : lire celui-ci avant d’aller dormir.
Le vieux révérend Murdoch Soulis, officiant dans une vallée perdue de la campagne écossaise, est un homme hanté. L’origine de cette terreur, les vieux du village la connaissent. Et parfois, ils osent même l’expliquer. Aux débuts de son ministère, le jeune Soulis a en effet choisi la pire femme de ménage imaginable pour s’occuper de son presbytère : la boiteuse, la sinistre, la paria Janet McClour, horrible vieillarde à la démoniaque réputation. Après avoir interrompu une séance de lynchage conduite par les femmes du village sur la personne de l’horrible Janet, le révérend Soulis prend cette dernière à son service non sans lui avoir d’abord extirpé le serment public de renoncer au démon. Si cet engagement sauve temporairement Janet de la vindicte populaire, il a également un effet étrange sur son physique : sans que qui que ce soit puisse en expliquer la raison, elle arbore désormais un cou tordu, comme celui d’un pendu. Soulis commence alors à comprendre qu’une servante ne peut honorer deux maîtres à la fois et que l’Homme Noir ne renonce pas facilement à celles et ceux qui se sont donnés à lui.Â
Thrawn Janet paraît dans une revue (le Cornhill Magazine) en 1881. Et rien que son titre a de quoi dérouter le lecteur anglophone. Pour cause : "thrawn" n’est pas un mot anglais à proprement parler mais est issu du patois écossais. Pouvant être traduit par le terme "tordu", il porte en lui deux significations bien distinctes : "thrawn" joue en effet sur deux tableaux, le purement physique (et voulant alors dire "difforme") mais également le moral (le terme prenant alors la connotation de maléfique, d’agressif). Difficile de trouver qualificatif plus adéquat pour décrire la sinistre Janet. Mais le décryptage du titre de la nouvelle n’est que la première difficulté qui attend le lecteur anglais : à part ses deux premiers paragraphes, écrits en un anglais tout à fait régulier, la nouvelle est intégralement rédigée en… dialecte écossais. Si on ne peut qu’imaginer la perte de repères du lectorat du Cornhill Magazine (en 1881, fort probablement un gentleman de la City) devant un idiome aussi obscur, ce désarroi n’est rien quand on le compare à celui ressenti par les lecteurs anglophones (écossais compris !) du 21ème siècle, complètement démunis face à un tel langage. En effet, loin de systématiquement traduire la nouvelle de Stevenson en un anglais plus conventionnel, la quasi-totalité des maisons d’édition contemporaines ont fait le choix de conserver tel quel le texte original du récit. Autant de considérations qui passent un peu au-dessus de la tête du lecteur francophone (bien que le titre Janet La Torte fait ce qu’il peut pour transmettre la notion de patois utilisée dans la nouvelle originale) mais dont il faut tenir compte dans la réception actuelle du récit par le grand public anglo-saxon.
La réception en question.
Si le choix de la langue trahit instantanément les origines écossaises de Stevenson, c’est loin d’être le seul élément personnel que l’écrivain a glissé dans son récit. Il ne faut d’ailleurs pas chercher bien loin pour s’en apercevoir : le personnage du révérend Soulis n’est pas sans rappeler la situation de l’écrivain lui-même, Stevenson descendant de par sa mère d’une lignée de pasteurs presbytériens. Soulis et lui ont le point commun de constamment écrire et de vivre avec une femme considérablement plus âgée qu’eux, femme à la mauvaise réputation qui plus est. En effet, depuis 1880 (soit un an avant la rédaction de cette nouvelle), Stevenson est marié à une certaine Fanny Van De Grift. Si celle-ci ne partage pas les inclinations démoniaques de notre chère Janet, elle a le tort non seulement d’être américaine mais également d’être divorcée, avec des enfants nés d’un premier mariage par-dessus le marché. Et à l’époque, c’est tout à fait suffisant pour être considérée avec des sourcils froncés par la bonne société du Royaume-Uni. Ajoutons que cette Fanny était apparemment un dragon de vertu qui menait la vie dure à Stevenson. Ce dernier aurait-il évacué certaines de ses frustrations à travers son récit ?
Mme Fanny Van De Grift-Stevenson (qu’on a bizarrement jamais vue dans la même pièce qu’Oscar Wilde)
Au-delà de ces éléments probablement inconscients, certaines obsessions caractéristiques de l’auteur se retrouvent également dans la nouvelle qui nous intéresse ici, à commencer par une fascination pour le Mal. Composant évidemment le cœur de Jekyll Et Hyde, le sujet n’est pas non plus étranger au roman L’Île Au Trésor: dans ce dernier, le personnage de Long John Silver cristallise le pouvoir de séduction et de fascination que les ténèbres sont capables de déployer envers tout homme (le jeune Hawkins n’étant rien d’autre ici que l’avatar du lecteur). Pas vraiment un méchant, en aucun cas un modèle, Silver oscille entre le bien et le mal jusqu’à ce que l’on ne sache plus vraiment si on souhaite ou pas le voir sortir vivant du récit. Plus anti-vilain qu’anti-héros, Silver nous met face à nos incertitudes et nos contradictions jusqu’au point de rupture.
Cette thématique est également présente dans Thrawn Janet, de manière moins ambigüe (et encore, cela reste ouvert au débat), mais non moins décisive. En faisant renoncer Janet au démon, Soulis croit surtout apaiser l’ire des habitants du village envers ce qu’il considère encore comme une pauvre femme victime de la superstition de campagnards. Mais le récit avançant, il prend conscience que le serment que Janet a prêté a mis cette dernière dans une situation impossible : certes, la vieillarde travaille tous les jours avec un homme de Dieu mais son véritable Maître n’est en aucun cas Soulis. Ce déchirement entre deux voies diamétralement opposées, symbolisé par le cou tordu de Janet, se règle en fait très tôt dans le récit, Stevenson laissant lourdement entendre que c’est dès le lendemain de son engagement envers le révérend que Janet a changé et que cette dernière a alors laissé la place à quelque chose d’infiniment plus sinistre. Par la même occasion, l’écrivain nous prend au dépourvu et fait passer Thrawn Janet du statut d’histoire de sorcière à celui plus effrayant encore de récit de possession démoniaque, possession d’autant plus pernicieuse que sa réalité nous est indiquée a posteriori. On y retrouve donc la même crainte que celle exprimée dans Jekyll Et Hyde, celle : "que le limon de l’abîme en vint à s’exprimer par le cri et par le verbe ; que l’amorphe poussière gesticulât et péchât ; que ce qui était inerte et n’avait pas de forme pût usurper les fonctions de la vie."
La Janet post-serment ne serait-elle qu’un "costume" que porte l’Homme Noir pour mieux confondre le révérend Soulis, un authentique serviteur de Dieu ? Après tout, lors de la nuit décisive, Soulis ne découvre-t-il pas le corps de Janet pendu à un fil dans la chambre de celle-ci, laissé là avec autant de nonchalance qu’une chemise sale abandonnée sur une chaise après une journée de travail ? Par extension, on peut envisager cette pseudo-Janet, cette coquille vide animée uniquement par la volonté de son sinistre Maître, comme une zombie. Entendons-nous bien : pas une infectée dont l’agressivité n’est égalée que par sa capacité au sprint, non. Plutôt comme une fidèle servante que même la mort n’a pas délivrée de ses obligations envers l’Homme Noir. Et par là -même, Stevenson nous donne ici une illustration très fidèle au mythe originel du zombie vaudou. Notons pour la bonne bouche que cette notion d’homme-pantin, marionnette impuissante face à la volonté de sinistres forces dépassant de loin ses facultés d’intervention, sinon de compréhension, est une image récurrente dans l’œuvre de l’écrivain Thomas Ligotti, grand maître contemporain du fantastique sur lequel nous reviendrons plus que probablement dans cette rubrique: des nouvelles comme Dr Voke Et Mr Veech, Rêve D’Un Mannequin et Nethescurial illustrent d’ailleurs abondamment cette notion.
Thrawn Janet, oeuvre de William Strang de 1899 (figurant dans la collection du British Museum s'il vous plaît), qui nous montre la confrontation finale entre le révérend Soulis et Janet au cours d’une nuit de tempête.
La thématique de la possession démoniaque peut nous aider à éclairer un autre sujet abordé dans la nouvelle de Stevenson. Lançons-nous sur cette piste via la citation suivante tirée de L’Exorciste de William Peter Blatty et se rapportant bien évidemment à l’état étrange dans lequel a été retrouvé le corps du réalisateur Burke Dennings, la tête retournée à 180° : "Les démons sont supposés tordre le cou des sorcières de cette façon. Du moins, c’est ce que le folklore rapporte."
On l’a dit plus haut, le lendemain de son serment public de renonciation au démon, Janet arbore un cou complètement tordu, rappelant fortement celui d’un pendu. Le calcul est rapidement fait : l’Homme Noir, n’appréciant que modérément les parjures, a immédiatement sanctionné Janet et lui a tordu le cou pour ensuite utiliser sa dépouille à ses propres fins. Corollaire sinistre : la populace avait bien raison de considérer Janet comme une sorcière qui s’était donnée au diable.
Comme toujours, les Monty Pythons avaient tout compris.
Ce modus operandi démoniaque se retrouve également dans d’autres sources. Par exemple, l’anthropologue Marcelle Bouteiller fait la remarque suivante dans son Sorciers Et Jeteurs De Sorts: "Créature maudite, le sorcier ne saurait échapper à son châtiment ; ce dernier se manifeste souvent avant la mort et vers la fin de l’existence. Un jeteur de sort, dit-on couramment en Boischaut berrichon, meurt "courbé, noué". Il souffre de "rhumatismes" qui ont une origine surnaturelle." Mais pourquoi cette assimilation entre cou tordu et damnation ? Pourquoi ce rapprochement entre pendaison et malédiction ? Comme nous le rappelle ce remarquable article de Cécile Voyer : "derrière chaque image de pendu se cache celle de Judas". Même si selon les Actes des Apôtres, Judas a fini éventré (Ch. 1, Verset 18), c’est bien la version de la pendaison présente dans l’Evangile de Saint-Matthieu qui est généralement retenue. Celui qui incarne à tout jamais la traîtrise a donné à ce supplice tout son caractère d’opprobre, de honte suprême.
La Pendaison De Judas de Giovanni Canavesio (1492) n’est qu’une des mille illustrations du supplice de Judas.
C’est le châtiment réservé à "l’autre", à celui qui n’a plus sa place dans la société des hommes, à celui (ou celle) qui a, comme le veut la formule utilisée par le démon, "rayé son nom de la liste des vivants" en choisissant de pactiser avec lui.Â
Pire encore : cette infamie se doit d’être bien visible de tous. Par un seul regard, le monde doit directement connaître toute l’indignité du supplicié. Il en va ainsi pour Janet, que le diable montre pour ce qu’elle a été avant même que Soulis ne prenne conscience de ce qui est en train de se jouer sous ses propres yeux. Du reste, cela n’est aucunement un hasard si dès le début de sa nouvelle, Stevenson précise qu’à proximité du presbytère se trouve une pierre au nom évocateur de "rocher de la femme-pendue". Ceci étant dit, il convient de remarquer qu’il n’y a pas que dans le monde judéo-chrétien que la pendaison revêt un symbolisme particulier. On retrouve en effet des représentations de ce supplice dans de nombreux aspects de l’occultisme au sens large. Et parfois, sa signification n’induit pas forcément une connotation négative ou obscure (ne pensons qu’à la carte du Pendu dans le Tarot de Marseille). Sans être le moins du monde exhaustif, nous pouvons par exemple citer Ixtab, la déesse Maya du suicide - aux origines encore fort controversées -, traditionnellement représentée une corde autour du cou et censée accompagner vers l’autre monde les suicidés par pendaison.
Le Codex de Dresden recèle la seule représentation connue d’Ixtab, ce qui alimente d’autant plus les doutes sur l’existence de son culte dans la société Maya.
Autre illustration, selon le poème Havamal (censé avoir été écrit par Odin lui-même), le dieu Odin s’est volontairement pendu à l’envers pendant neuf jours et neuf nuits à l’arbre Yggdrasil afin de percer les secrets des runes et de la sorcellerie. N’oublions pas qu’alchimiquement parlant, le pendu représente le Grand Œuvre. Citons pour la bonne bouche le mythologue roumain Mircea Eliade selon qui, dans son Images et Symboles, Essais sur le symbolisme magico-religieux, les cordes sont l’attribut des déesses funéraires chez les germains. Evidemment, d’autres références culturelles envisagent un côté bien plus obscur à l’objet de notre intérêt. En Birmanie, c’est une corde que l’on accroche autour du cou des possédés pendant que les mauvais esprits en sont arrachés. Au Chili, la mythologie nous parle de l’Invunche (ou Imbunche), sorte de monstre complètement tordu censé être au service d’un sorcier.
Alan Moore, qu’on ne présente plus, fera de l’Invunche un des premiers adversaires de son héros John Constantine dans le comic bookSwamp Thing.
On a parlé jusque-là du possédé, en la personne de Janet. Mais que dit Stevenson du "possédant" ? Qui tire les ficelles de la Janet-pantin ? La nouvelle se contente de nous parler d’un Homme Noir. C’est à la fois peu et beaucoup. Pas besoin d’être un expert médiéviste pour comprendre qu’il ne s’agit pas moins que du diable en personne. La tradition et le folklore contiennent bon nombre d’allusions à un Homme Noir, ou à un Homme en Noir (qui n’a strictement rien à voir avec Johnny Cash) (quoique) pour désigner celui qui dirige le sabbat et initie les nouvelles sorcières. Ces itérations sont d’ailleurs bien trop nombreuses pour être toutes explorées ici (les travaux de l’historien Jeffrey Burton Russell, de R. Lowe Thompson, voire même du très controversé Montague Summers seront consultés avec profit par le lecteur curieux à ce sujet). Mais au-delà de cet aspect historico-occulte, l’appellation Homme Noir a été explorée par d’autres auteurs fantastiques au fil du temps. Un cas très célèbre est à trouver dans l’œuvre de l’ermite de Providence, à savoir Lovecraft lui-même. Ce dernier réinterprète cette sombre silhouette et, dans la fameuse nouvelle The Dreams In The Witch-House, la transforme en un des mille avatars du Chaos rampant, le cœur et l’âme des Autres Dieux, à savoir Nyarlathotep. Une autre des créations de Lovecraft, l’Ancien Dieu Shub-Niggurath a probablement utilisé lui/elle aussi ce déguisement au cours de certains monstrueux sabbats qu’il/elle présidait.
Une autre nouvelle d’un auteur au moins aussi prestigieux que Lovecraft, Robert E. Howard, suscitera notre curiosité dans cette recherche, son titre ne laissant que peu de place au doute : L’Homme Noir. Cependant, le lecteur attentif écartera rapidement celle-ci de cette énumération tant son sujet (une aventure du sauvage Turlogh Dubh O’Brien s’inscrivant à moitié dans le cycle de Bran Mak Morn) n’a que peu à voir avec le sinistre marionnettiste évoqué par Stevenson. Mentionnons enfin Randall Flagg, personnage récurrent au sein de l’œuvre de Stephen King dans laquelle il porte parfois ce surnom et récemment incarné par Matthew McConaughey dans le long-métrage La Tour Sombre.
Elle est pas mal la nouvelle pub pour abribus de chez H&M.
Cet échec filmique a au moins le mérite de constituer une transition toute trouvée pour aborder la question que le lecteur de la nouvelle de Stevenson se pose légitimement : existe-t-il une adaptation cinématographique de Thrawn Janet ? Comme on pouvait malheureusement s’y attendre et malgré les indéniables qualités du récit de l’écrivain écossais (à ce titre, la confrontation finale entre Soulis et "Janet" ainsi que toute la séquence horrifique qui amène à celle-ci constituent un matériel aux qualités cinégéniques absolument sidérantes), Thrawn Janet n’a – à notre connaissance, du moins -jamais été porté à l’écran (grand ou petit). Ceci étant dit, certains des sujets que la nouvelle aborde ont en revanche suscité l’intérêt de certaines caméras.Â
Ainsi, l’esthétique de la pendaison et l’importance que prend celle-ci dans le monde occulte ne pouvait évidemment pas échapper au cinéma de genre qui s’en est emparée pour mieux la faire figurer dans des œuvres traitant de près comme de loin du démon et de ceux qui se sont laissés prendre dans ses filets. Un exemple relativement récent figure d’ailleurs dans le remarquable Black Death du toujours fiable Christopher Smith : le châtiment réservé au traître croyant sauver sa peau en vendant les protagonistes aux païens est une allusion simple et glaçante au sort final de Judas. Ce sort, Mel Gibson nous l’avait montré quelques années auparavant dans La Passion Du Christ :
Le catéchisme selon Mel, c’est un peu comme l’ancien alcool de contrebande du Mexicain : c’est du brutal.
Un autre exemple sentant le souffre ? L’ouverture de La Neuvième Porte de Roman Polanski s’impose d’elle-même :
Il s’agit du colonel Moutarde avec une corde dans la bibliothèque !
Bien plus célèbre, et élevant encore la barre en terme de malsain jusqu’à un point rarement atteint tout en s’aventurant de manière avouée dans le démoniaque, on a aussi un petit film de 1976 sur lequel vous avez peut-être eu la chance de tomber un soir :
Les goûters d’anniversaire du fils de l’ambassadeur sont toujours une réussite.
Plus rapprochés encore de Janet, certains personnages au physique tordu (au premier sens du terme) sont de temps en temps mis à l’avant-plan pour nous rappeler que le Mal ne prend pas toujours la peine d’avancer à visage couvert. Mentionnons juste le récent Conjuring 2 et son "Crooked Man" :
Et très bientôt, un spin-off sur ce personnage parce que fuck it, why not.
Mais le plus "beau" crooked man, ça n’est pas au cinéma qu’on le trouve mais bien dans un comic book. Et c’est une fois encore en nous penchant dans les aventures de Hellboy qu’on peut l’admirer.
The Crooked Man de Mike Mignola et Richard Corben (combinaison gagnante s’il en est).
Clôturons ce freak show avec celle devant laquelle même Janet doit s’incliner et qui nous a tous (TOUS) fait trembler : une petite banlieusarde américaine de douze ans.
Thrawn Regan en personne.
On le voit, la nouvelle qui nous a intéressé au long de ces quelques lignes plonge ses racines dans une imagerie qui reste toujours aussi parlante pour le public contemporain. Et si l’héritage de Thrawn Janet se fait indirect, il est néanmoins perceptible dans tout un pan du fantastique cinématographique. On comprend d’autant mieux l’urgence de se pencher sur les travaux moins connus de ce monument du fantastique qu’est Robert Louis Stevenson. Et pourtant, ce statut de poids lourd de la littérature mondiale n’a pas toujours été considéré comme indiscutable pour notre écossais. En effet, la considération positive dont Stevenson bénéficiait jusque-là dans les "milieux autorisés" littéraires a commencé à s’éroder après la Première Guerre Mondiale. Malgré une popularité jamais démentie en termes de ventes, certains tenants du "roman moderne" n’eurent de cesse de déprécier le travail de Stevenson, le tenant comme juste bon à figurer au rang des faiseurs d’histoires d’horreur. On ne peut certes que le déplorer mais la critique cinématographique n’est malheureusement pas la seule à être composée de connoisseurs. Le travail de sape de ces derniers eut pour résultat que Stevenson fut écarté pendant plus de trente ans de la prestigieuse Norton Anthology of English Literature (les sept premières éditions de celle-ci n’en faisant même pas mention). Ce n’est qu’à la fin du vingtième siècle que son talent fut à nouveau réévalué à sa juste valeur. Curieusement, le grand public n’a pas attendu ce retournement de veste critique pour continuer à apprécier l’œuvre d’un écrivain admiré par des pairs tels qu’Henry James ou Gilbert Keith Chesterton. Car après tout, Stevenson reste le 26ème auteur le plus traduit du monde, devant des amateurs tels qu’Oscar Wilde ou Edgar Allan Poe. Pas mal pour un écossais souffreteux que nul (et certainement pas sa famille) ne destinait à une carrière littéraire.
Writing intensifies.
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Commentaires
PS: Sauriez-vous dans quelle anthologie on peut trouver la nouvelle en français?
Je suis en train de bosser sur le prochain mais ce genre de papier prend un certain temps à rédiger. Un peu de patience!
J'ai trouvé cette nouvelle dans l'excellente "Grande anthologie du Fantastique" signée Jacques Goimard et Roland Stragliati.
Plus précisément dans son tome 3, reprenant - entre autres - les Histoires de morts-vivants.
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En espérant vous avoir été utile!
Je vais aller de temps en temps me plonger dans les volumes de cette "Grande Anthologie du Fantastique" disponible dans la médiathèque du coin.
Maurice Renard et Robert Bloch, qui a un style très direct et un sens de la montée en suspense qui me fait penser à Richard Matheson. Peut-être seront-ils les stars dans une prochaine nouvelle du vendredi !!
Alors, je peux déjà annoncer que je compte bien consacrer un épisode à l’œuvre de cet écrivain.
Cependant, là , je suis sur une autre piste qui devrait s'avérer intéressante (en tout cas je l'espère).
Robert Bloch, une de mes préférées de lui, c'est Les Fiançailles de l'innommable. A lire absolument.
Sinon j'ai beaucoup aimé le Docteur Lerne une variation passionnante et totalement surpenante et un peu surréaliste (la fin avec la voiture). Une découverte inattendue.
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