La Vie Sans Principe
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- Rétroprojection par Nicolas Zugasti le 21 mai 2013
To de change
Un film sur la crise financière et ses conséquences n’a a priori rien d'excitant mais on peut compter sur Johnnie To pour le rendre aussi captivant qu’un polar made in HK.
Depuis Vengeance en 2009, et en attendant Drug War et Blind Detective, Johnnie To laisse tomber les flingues pour un récit non moins violent. Et s’il est généralement qualifié de maître du polar, ce terme sans être abusif n’en est pas moins restrictif tant le réalisateur hongkongais a toujours su se diversifier et former des récits atypiques quand bien même le sujet pouvait apparaître classique voire archétypal, qu’il réalise ou produise : prise d’otage et cirque médiatique pour volonté de changer de vie ; un détective littéralement hanté par ses visions ; une équipe de surveillance constituée d’hommes-caméra ; quand l’amitié unit par delà la souffrance physique et psychique des tueurs à gage rivaux ; orchestration d’accidents mortels virant à l’obsession paranoïaque façon Conversation Secrète…
La Vie Sans Principe est une nouvelle preuve de l’éclectisme de To ainsi que de sa vitalité florissante et peut s’interpréter comme un parfait contre-champ au décontracté Sparrow. Seulement, l’insouciance apparente de ce dernier cachait une certaine gravité qui infuse cette Vie Sans Principe. D’un côté, la nostalgie d’un âge d’or pré-rétrocession teintée de la prise de conscience d’un changement en marche, de l’autre, une cité marquée et gouvernée par l’économie de marché que le retour dans le giron de la Chine n’a fait qu’exacerber. Ainsi, La Vie Sans Principe est également une continuation des thèmes abordés dans le remarquable diptyque Election où les valeurs ancestrales étaient sacrifiées afin de pouvoir pénétrer l’économie chinoise.
Et quand la finance mondiale se retrouve au bord du gouffre, ce ne sont pas seulement les courbes des valeurs boursières qui plongent…
En enchâssant trois récits charpentés sur autant de protagonistes principaux, To va non seulement expliciter les méandres des cours de la Bourse et son influence très concrète sur différentes catégories sociales de la population mais va de plus questionner la perte généralisée de valeurs, de principe, transformant la crise financière en crise identitaire.
Teresa (Denise Ho) est une employée de banque qui, afin d’atteindre les objectifs fixés sous peine d’être virée, va inciter ses clients à investir dans des produits à haut risque. Elle a malgré tout quelques scrupules lorsqu’une retraitée ne correspondant pas au profil de ce genre de placement veut absolument gagner un peu plus et rapidement. L’inspecteur Cheung (Richie Ren) est pressé par son épouse pour acquérir un appartement au-dessus de leurs moyens mais se trouve tout aussi préoccupé par l’assassinat dont il a la charge. Enfin, Panther (Lau Chin-wan, génial, une fois de plus), est un homme de main d’une triade qui se démène pour satisfaire tout le monde, son patron comme les "frères" qui ont maille à partir avec les autorités. Un personnage véritablement anachronique tant l’honneur, la serviabilité, l’affabilité dont il fait preuve en toutes circonstances sont des valeurs qui apparaissent désespérément désuètes dans cette société et cité quasiment déshumanisées. D’une totale absence de malice, il est considéré au mieux comme un naïf, au pire un demeuré. Mais ce candide sans permis de conduire (un élément narratif qui prendra de l’importance lorsqu’il s’agira de conduire un "frère" blessé se faire soigner) apporte une fraîcheur et surtout un regard autre sur ce monde fou contrôlé par la finance en déroute.
Des histoires a priori déconnectées les unes des autres mais qui seront imperceptiblement liées. Si ces personnages vont être amenés à se croiser sans pour autant interagir directement entre eux (à la manière de flux financiers grimpant et chutant en courbe sur des graphiques), c’est parce que leur parcours convergent tous vers un usurier détenteur d’une sacoche remplie de fric en liquide, denrée plus qu’indispensable en temps de crise pour se remplumer.
La construction apparemment décousue du récit global, des coupes abruptes et au départ étranges forment des ellipses déconcertantes du fait que chacun des trois persos agit dans des temporalités légèrement décalées, mais s’avère particulièrement bien léchée et subtilement ouvragée dès lors que tous les enjeux auront été posés et les différents fils narratifs peu à peu renoués. En terme de mise en scène, To fait preuve d’une grande sobriété ce qui ne veut pas dire que le métrage soit avare en moment de grâce opératique. Bien au contraire, même si ce sera surtout l’apanage du montage et la construction élégante de ses cadres. Des cadres dans des cadres pour accentuer le sentiment de claustrophobie qui étreint de plus en plus. Si cela concerne en premier lieu l’univers de la banque, Panther qui évolue dans les rues va peu à peu se retrouver lui aussi enfermé (dans des sous-sols pour boursicoteurs, bureau cossu du big boss…), Cheung lui, naviguant d’un lieu (appartement à visiter, parking sous-terrain) à un autre (chambre d’hôpital), de plus en plus réduit, jusqu’à quasiment asphyxié dans le climax lorsqu’il se retrouve avec un pauvre hère dans un ascenseur.
Le film fourmille en outre de mille petites idées et l’association de plans et de situations entraînera une signification encore plus percutante. Un exemple parmi d’autres : tandis que la bourse s’emballe, provoquant la panique des marchés financiers, la voiture de Panther et son "frère" à proximité de l’immeuble où se trouve Cheung doit opérer plusieurs demi-tours jusqu’à tourner désespérément en rond sans trouver de voie de sortie, soit l’illustration de la crise en cours.
LE THOREAU PAR LES CORNES
Si le sujet est plus grave, To ne se départit pourtant pas d’un certain humour, ici bien évidemment très noir vu le contexte (un agresseur et sa victime se renvoyant des coups derrière la tête jusqu’à se faire succomber l’une l’autre) et discoure toujours avec autant d’appétence sur le hasard, le destin, les coïncidences, la probabilité que dans son chef-d’œuvre léonien Exilé. C’est plus en sourdine mais tout de même prégnant. Notamment dans l’évolution de la situation de nos trois "héros" et surtout le comportement de Panther qui tentera d’adopter une attitude rationnelle face à la déraison du marché en essayant d’extraire un schéma logique des données compilées afin d’en tirer une certitude.
Un homme particulièrement touchant dans sa lutte contre l’aléatoire, tout comme l’est l’entrevue entre Teresa et la vieille désireuse de placer son argent en faisant fi des risques. Alors qu’elle ne comprend pas très bien ce que l’on lui raconte (que ce soit la conseillère ou les vidéos de présentation), elle doit se soumettre à un protocole d’acceptation des termes du contrat qui implique un enregistrement vocal qui sera renouvelé à chaque fois qu’elle posera une question. Teresa reprendra alors ses affirmations depuis le début, attendant seulement que son interlocutrice ne réponde que par "Oui, j’ai parfaitement compris", quand bien même le regard de cette dernière est de plus en plus plongé dans le vague, perdu. Chaque recommencement du processus d’enregistrement semblant effacer à mesure sa mémoire, éteindre son esprit critique. Ou comment formaliser en une séquence à première vue rébarbative les effets des éléments de langage anesthésiant toute résistance, soit un phénomène largement répandu dans nos sociétés de marché.
Par bien des aspects, et pas seulement par rapport au titre du film dont le choix n’est sans doute pas fortuit, le métrage de To renvoie aux préceptes constituant l’essai La Vie Sans Principe de Henry-David Thoreau, philosophe et poète naturaliste américain du 19ème siècle qui attaquait vivement l’économie et la société industrielle en prônant une reprise en main individuelle et en réaffirmant des valeurs éthiques. Confrontés à la cupidité, ces personnages devront alors saisir la moindre opportunité pour s’en sortir mais en prenant le risque de parier sur un résultat positif de leur action. Autrement dit, dans ce maelström ne pas renier certaines valeurs, une vie sans principe menant à la catastrophe.Â
D’un sujet complexe auquel on pouvait craindre un traitement empesé, Johnnie To livre un film éclatant, à la mise en scène brillante, à l’émotion et l’amertume palpables où se dessine en filigrane au travers de ses personnages la situation de sa Hong Kong adorée comme eux en perte de repères.
DYUT MENG GAM
Réalisateur : Johnnie To
Scénaristes : Kin-Yee Hau, Ka-kit Cheung, Ben Wong, Nai-Hoi Yau & Tin-Shing Yip
Producteur : John Chong, Johnnie To, Shirley Lau, Elaine Chu
Photo : Cheng Siu-Keung
Montage : David M. Richardson
Bande originale : Yue Wei
Origine : Hong Kong
Durée : 1h47
Sortie française (confidentielle) : 18 juillet 2012
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