Beaune 2019
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- Dossier par Julien Péchenot le 1 juillet 2019
De Beaune humeur ce matin
Un regard sans concession sur nos sociétés modernes. Une immersion au cœur d’une réalité sociale parfois déprimante. Une plongée en apnée dans le marigot des gangs/bandes/cartels. Une introspection de nos modes de vie désabusés.
Une dénonciation marxiste de… Un constat accablant sur… Une radiographie de…Patati et patata. Nous sommes dans un festival du film policier et si on devait faire un bingo des réflexes critiques propres au genre, une bonne partie des sélections de ce 11ème Festival International du film policier de Beaune cocherait les cases sans sourciller. Sauf deux d’entre eux, et encore. Alors oui, nous n’échapperons pas à certaines de ces assertions durant ce compte-rendu, mais autant d'autres années servaient-elles à masquer la faiblesse cinématographique de certains films et permettaient de donner consistance à moindre frais, autant cette année nous en avons eu pour notre argent.
Rappelez-vous des deux dernières éditions qui, au mieux, ronronnaient. C’est dire si l’écart avec ce à quoi nous avons eu droit cette année a été faramineux : 2019 restera comme l’une des sélections les plus costaudes du festival bourguignon vues jusqu’ici, et ce en raison d’une homogénéité qualitative assez exceptionnelle. Avant de nous plonger dans le grand bain de cette édition, et comme à notre habitude, nous allons évoquer ceux sur qui nous n’avons rien à dire puisque nous ne les avons pas vus : sont donc restés sur le bas-côté Nevada (un taulard, Matthias Schoenaerts, se retrouve avec des chevaux plus indomptables que lui, réalisé par une descendante de la Maison Clermont-Tonnerre, "famille noble française d’extraction chevaleresque" – ce n’est pas moi qui le dis, c’est Wiki – bizarrement, ça ne vend pas du rêve), Chained et The Miracle Of The Sargasso Sea qui, je l’espère, ne nous en voudront pas. Et dans la sélection hors-compétition, tant pis pour The Operative, il n’y avait plus la place.
CE QUI EST BIEN MAIS PAS TOP
Alors oui, nous parlons d’une année formidable, mais il fallait bien deux ou trois films qui évitent de se faire des nœuds au cerveau au moment de hiérarchiser tout ça. Et le pire, c’est que ce moins bon n’est même pas mauvais, au pire moyen. Disons-le comme ça : même les films moyens étaient de bons films moyens !
Commençons par Rojo de Benjamin Naishtat (sortie le 3 juillet 2019) qui, s’il ne nous a guère enthousiasmé, la faute à un rythme lancinant, a quand même en son sein l’une des scènes les plus marquantes de cette édition avec une prise de bec dans un restaurant. C’est tout ? Juste deux mecs qui s’engueulent et basta !? Oui, c’est tout. Mais ça suffit pour être assez probant dans son propos et sa tension. Hélas, sise au début, cette séquence est une promesse non tenue et c’est bien dommage pour ce film argentin qui marche sur les traces d’un cinéma italien ancré dans les 70's.
Un chouia plus intéressant, Les Oiseaux De Passage coréalisé par Cristina Gallego et Ciro Guerra, lui aussi en compétition, lui aussi venu d’Amérique du Sud, de Colombie cette fois. Sa sortie hexagonale récente (le 10 avril dernier) nous permettra de ne pas trop nous étaler dessus. Notons tout de même qu’après un démarrage difficile (une partie quasi-documentaire au sein d’une tribu dans le désert qui voit des enfants grimés en "oiseaux" exécuter un rituel de "passage"), le long-métrage, divisé en quatre chants pour autant de périodes auscultées (1968, 1971, 1979 et 1980), trouve son rythme de croisière et nous conte comment, au cœur même des endroits les plus reculés du pays, le trafic de cannabis à échelle industrielle naissant finira par le miner. Une tribu et une famille, allégories de cette Colombie au bord de l’explosion, suffisent à montrer l’ampleur des dégâts.
Et si les oiseaux de passage sont nombreux (les avions des narcotrafiquants, les messagers passeurs d’augures que des esprits incarnés en oiseaux dicteraient), le film ne perd jamais de vue sa raison d’être : montrer le trafic d’un côté de la frontière qui n’est souvent qu’exotique quand il s’agit de films nord-américains. Et si le business est accusé d’être un obstacle à la paix et un destructeur de traditions, ces mêmes traditions, souvent archaïques, sont également un vecteur de guerre. Au-delà d’un rythme cahin-caha, le projet et son propos sont tenus de bout en bout et c’est assez rare pour être signalé.
Enfin, dernier film de ce triptyque nous ayant laissé sur notre faim, le taïwanais Face A La Nuit de Ho Wi-Ding (en salles le 10 juillet) qui commence de façon surprenante dans de l’anticipation, ce qui dénote un peu (et en bien) dans un festival qui a trop tendance à cantonner le genre policier entre les années 1960 et aujourd’hui : dans un futur proche et crédible (drones policiers, véhicules autonomes, clones… Rien de bien extravagant au final, juste ce qu’il faut pour dépayser), Zhang Dong Ling, policier retraité et aigri, court depuis trente ans après un amour perdu. Difficile d’en raconter plus, la construction en flash-backs de la suite donnant les clefs de ce présent. Hélas, passé l’effet de surprise, reste un film qui confond langueur et longueurs alors que par moments, surtout dans son dernier tiers, Face A La Nuit tutoie une forme de romantisme assez touchant et naturel (les séquences entre l’encore jeune inspecteur et une européenne en vadrouille – la Française Louise Grinberg). N’ayant pas assisté à la cérémonie de clôture, on s’étonne des raisons ayant poussé le jury présidé par Benoît Jacquot à lui attribuer son Grand Prix. Nonobstant quelques réserves, à (vous de) voir.
LA LUTTE DÉCRASSE
On a eu beau dire plus avant qu’on éviterait les facilités analytiques et thématiques généralement accolées au genre policier, ça va être dur de ne pas faire dans le social avec le nouveau Brillante Mendoza (Kinatay). Présenté en compétition, Alpha – The Right To Kill (sorti le 17 avril dernier) nous narre le quotidien d’un policier de Manille et de son indic', dealer embauché comme homme de ménage dans le même commissariat. Un quotidien traité après le morceau de bravoure d'ouverture : une intervention dans un quartier pauvre contre un trafiquant, du briefing préparatoire à l’assaut dans le QG du dealer. Ce premier tiers est un modèle de montée en tension, la caméra ne cherchant jamais la stabilité sans pour autant donner le tournis. Une alternance de gros plans, de plans intermédiaires, de plans larges, d’images de vidéosurveillance, du mouvement, de la fluidité, une caméra toujours sur le qui-vive même durant de simples dialogues, le tout soutenu par une musique à l’image de ce qu’on nous montre (on parlera de "dark lounge" à défaut de s’y connaître en courant musical), sereine et agitée à la fois.
Une fois la mission terminée, arrive l’étude sociale avec les vies menées par nos deux protagonistes. L’argent et la drogue, réquisitionnés illégalement sur le lieu du délit, servant à l’un, le mieux inséré, pour être déposé à la banque là où l’autre doit dealer pour pouvoir acheter trois couches et du lait dans un boui-boui avant de rentrer dans son squat rejoindre femme et enfant. Et quand notre policier devient représentant des parents d’élèves, notre indic' se sert de sa petite pour passer des doses de méth' quand ses "oiseaux de passage", des pigeons voyageurs faisant la mule, s’égarent. Les moments de suspense lors de chaque "geste" du quotidien de l'indic' (passer un checkpoint, appeler un pigeon, dealer, acheter de quoi vivre un peu mieux…) demeurent de fait de meilleurs passages cinématographiques que le train-train si rangé du flic, fort peu cinégénique. C’est dans ces tranches de vie que la réalisation, plus discrète, prend un sens au moins aussi intéressant que lors de l’aspect plus purement "genre" qui aura précédé. Au final, ces déséquilibres, cœur de Alpha – The Right To Kill aussi bien dans le fond que sur la forme, s’avèrent relativement passionnants. (Attention, on va divulgâcher : la fin semble ne pas être celle qui aurait dû être. Finir sur le flic qui ferme sa vitre, sans reflet tout comme il est sans âme, comme elle s’ouvrait au début sur lui pour nous prévenir de sa duplicité, semblait l’évidence. Or réside ce sentiment d’un ajout pour apporter une justification morale, comme une justice immanente. Si on fait fi de cette "fausse fin", on boucle la boucle de manière bien plus cohérente. On se trompe peut-être, mais ça saute tellement à la tronche qu’il est dur de ne pas y voir une fin tronquée – ce qui ne remet pas en cause tout le bien qu’on pense du film.)
Une histoire de braquage de banque sur fond de crise financière nous arrivant tout droit de la péninsule ibérique ? Quelle surprise ! Après Insiders, Appel Inconnu ou le phénomène Casa De Papel, on ne peut pas dire que Banco, présenté hors compétition et prévu directement en vidéo par chez nous (le 17 juillet), s’aventure hors des sentiers battus de ce que nous propose la création audiovisuelle espagnole depuis l’essor de Podemos en 2014. Ce qui n’empêche pas de faire du film de Koldo Serra (The Backwoods) un moment récréatif et léger, toujours bien troussé, comme souvent au delà des Pyrénées : en Espagne, on dit du billet de 500 euros qu’il est comme Ben Laden, si tout le monde en parle, personne ne l’a jamais vu. D’où le titre original, 70 Binladens. Parfois un peu confus dans ce qu’il a à raconter (une femme a besoin de 35 000 euros pour sauver sa fille des mains d’affreux jojos quand déboule dans la banque qu’elle sollicite un couple de braqueurs), Banco s’évertue à distiller une bonne dose d’humour dans ses moments de tension, ou le contraire, on ne sait jamais vraiment.
Autre film sur fond de crise (la désindustrialisation cette fois) et fortement ancré dans le genre, le russe The Factory de Yuriy Bykov (en compétition et prévu par chez nous le 24 juillet) nous emmène dans une usine dont le propriétaire, l’oligarque Konstantin Kalugin, annonce la fermeture prochaine. Ancien militaire à la gueule cassée, "Le Gris" ne l’entend pas de cette oreille et fomente, avec cinq de ses collègues, un coup qui leur permettra de partir avec des indemnités conséquentes : il compte séquestrer le patron pour lui soutirer une part de sa fortune.
The Factory s’ouvre sur une portraitisation de son personnage principal passant par l’image (il arrive à pieds quand les autres profitent du bus de la compagnie) puis enchaîne sur un autre personnage essentiel, cette usine promise à la fermeture qui prend vie (la mise en route des machines), gémit (les bruits stridents de l’acier et de la tôle) et respire (les nombreuses émanations de fumée qui parsèment le film). Les cinq collègues et acolytes du Gris ne sont pas en reste et finissent par le rejoindre. La séquence de la veille avant de prendre part au plan est belle et touchante : une tranche de la vie de chacun d’entre eux qui nous donne quelques éléments justifiant qu’ils se rallient à l’idée de l’ancien soldat, le tout sans une ligne de dialogue, ou à peine. The Factory a pour ambition de parler politique en se servant du genre. Et c’est bien là tout le problème : on a l’impression que le genre vient enrober un message alors qu’il aurait mieux valu structurer le récit en lui-même pour ensuite y glisser ledit message. Le résultat manque du coup d’homogénéité alors que son premier quart montrait que c’était dans les cordes du réalisateur. On passe ainsi d’une bande qui peut faire penser à Nid De Guêpes quand il assume son statut de série B à des discours sur la finance, le quotidien des classes ouvrières et les solutions pour s’en sortir (et, c’est un très bon point, évite tout manichéisme idéologique sur le sujet). Le problème est que le tout semble comme l’huile et l’eau, ça ne se marie pas suffisamment pour ne faire qu’un seul et même ingrédient. Bref, passer ainsi de l’action au propos et du propos à l’action, c’est un peu comme faire un tour de montagnes… russes !
LE ZAHLER DE LA PEUR
On ne va pas s’étaler des plombes sur le nouvel opus de S. Craig Zahler, Dragged Across Concrete, vu que des films présents cette année à Beaune, il est celui qui sera à terme le plus vu. Deux flics suspendus de leur fonction, un vieux (Mel Gibson) et un autre un peu moins (Vince Vaughn) se demandent à quoi bon tout ça au regard d’une défiance généralisée à l’encontre de leur boulot et d’un salaire ne leur permettant pas de vivre mieux que cela.
On va faire dans le raccourci critique, mais on y a vu du sous-Tarantino : ça parle beaucoup, longtemps, de la vie, des sandwichs, du café, de la musique, le plus souvent le cul vissé dans le fauteuil d’une bagnole. Il se passe des trucs (un mec fusille des chips), il y a de la tension, de la vie et un aspect salement désabusé. C’est long mais ça se suit sans déplaisir même si, au final, tout ça reste anecdotique. C’était plus ou moins annoncé quand la liste des films sélectionnés en Sang Neuf fût connue et, en effet, le film de S. Craig Zahler a raflé le prix du même nom. Par facilité ou manque d’audace vu que pour nous le meilleur opus de cette catégorie n’était pas ce Dragged Across Concrete, qui est un bon film, certes, mais un film noir aigri.
A l’opposé du spectre, Savage nous parle lui de flics qui, pour le coup, sont fiers de la profession qu’ils exercent (nous est avis qu’en Chine vaut mieux être fier de sa police). Au contraire de chez Zahler, ils sont sans peur et sans reproche. Cette peur que l’inspecteur Kang-Hao ne ressent pas dès lors qu’il s’agit de traquer trois braqueurs ayant liquidé son collègue lors de l’attaque d’un convoi chargé d’or. Quand nos trois marlous réapparaissent un an plus tard dans le but de récupérer leur magot planqué, c’est l’occasion rêvée pour notre policier, en attente de sa mutation pour Pékin, de finir le boulot.
L’originalité de Savage, premier film du scénariste chinois Cui Siwei et présent en compétition, est son décor : les montagnes enneigées du nord de la Chine. On pense à The Revenant (la neige, la montagne mais pas que) ou aux Huit Salopards de Tarantino (quand ça vire en huis clos dans une baraque en bois au milieu de la neige, dur de ne pas y penser), et le réalisateur encore plus que nous. On y pense tout en sachant raison garder, Cui Siwei ne partageant pas leur maestria. Mais au moins, reconnaissons-lui de faire du genre qui s’assume comme tel et ne cherche pas à péter plus haut qu’il ne faudrait. Carré et efficace, Savage ne dévie pas de son sujet de départ. Chaque plan est là pour servir la narration et, au moins dans sa première moitié, le film évite les digressions, le superflu : il y a des flics, des bandits, des flingues et basta ! Dommage que, par la suite, il s’égare un peu par une envie de trop plein, problématique typique d’un premier film, un peu comme un CV surchargé. Reste que ces quelques soucis de rythme rencontrés en deuxième heure (le récit n’en finit pas de ne pas finir) n’empêchent en rien de trouver ce premier pas encourageant pour la suite.
AVE PARIA
Autant le dire, les films de tape, ce n’est pas trop notre came. Alors quand on lit le résumé du Donnybrook de Tim Sutton, présenté en Sang Neuf, dans le guide officiel, on ne part pas avec un enthousiasme débordant en bandoulière : "Ex-marine, Jarhead est un père désespéré. Non seulement il est prêt à tout pour nourrir ses enfants, mais c’est aussi un combattant redoutable. Le Donnybrook, un tournoi de combat à poings nus qui se déroule dans les forêts de l’Indiana, constitue une chance unique pour lui d’accéder à une vie meilleure en remportant le prix accordé en espèces au gagnant. ". Et du coup autant prévenir ceux qui se disent "Chouette ! Un film de tape !"qu’ils risquent de rester sur leur faim, étant réduite la distribution de pains. Donnybrook tient plus du road movie que de ce que semble promettre son pitch. Dans un premier temps, il nous montre les conditions de vie de Jarhead (Jamie Bell, autrement plus charpenté que Billy Elliott et Tintin réunis), de sa compagne et de leurs deux gosses. Leur vie dans un mobil home, leur voisinage un brin turbulent, la dope, la misère sociale et tout le barda, sans que cela ne soit envahissant. Nous découvrons aussi Angus (Frank Grillo), tout en moustache et mâchoire crispée, bagarreur à mains nues et psychopathe à ses heures (en gros, toutes celles du cadran) et sa sœur, junkie et dealeuse. Tout ce petit monde prend la route pour rejoindre le tournoi, semant en chemin, dans des endroits bien tordus, quelques coups histoire de s’entretenir. Vous aimez Blue Ruin et Jeremy Saulnier de manière générale ? Ce rythme indolent doublé d’une élégance formelle ? Alors ça peut le faire. Ça se suit sans souci et si le sujet vous motive, en voiture Simone.
L’hexagonal Bluebird fût projeté hors compétition. Anciennement nommé Tu Ne Tueras Point (il fût projeté sous ce titre au Festival de Colmar l’an passé), le film de Jérémie Guez est du genre costaud, bien campé sur ses bases. Danny (Rolland Möller, vu dans l’excellent Northwest (en compétition à Beaune 2013, où le réalisateur dit l’avoir découvert), un délinquant danois frôlant la cinquantaine, se retrouve assigné à résidence, bracelet électronique au mollet, dans un motel tenu par Laurence (Veerle Baetens) qui y vit avec sa fille Clara (très juste Lola Le Lann). Cette dernière violée par un dealer du dimanche, notre taulard va dégonder sévère et mettre à mal sa réinsertion.
La crasse, la misère de la vie qu’est pas juste, des vilains très vilains, des décors très gris et pluvieux… Cependant, on ne sombre pas dans un misérabilisme qui pourtant imprègne quasiment chaque scène. Un peu comme dans Donnybrook. La réalisation sèche et âpre, une action resserrée, une tension palpable permanente même quand il ne se passe rien font de ce Bluebird un long-métrage qui file en ligne droite comme une flèche. Et quand ça parle, c’est pour avancer, quand ça aime, c’est beau et quand ça cogne, ça fait mal. Un film sec, nerveux, attachant. Et vu la jeunesse de Jérémie Guez, on a envie de croire en lui. (Et de se féliciter de ne pas avoir cédé à l’idée de placer "l’amer" devant le nom de l'auteur, une lutte de chaque instant.)
En compétition, nous avons pu découvrir le transalpin Piranhas de Claudio Giovannesi (sortie le 5 juin). De ces découvertes qui vous ravissent, non pas que Piranhas soit un chef-d’œuvre mais il fait ce qu’il a à faire de manière plus que correcte : Nicola, qui commence à écumer les berges de l’adolescence, vit avec sa mère et son petit frère dans un quartier pauvre de Naples. De ceux dans lesquels le racket est de mise. Sa mère, commerçante, n’y coupe pas. Il décide alors que leur destin doit changer. Malgré ses quinze ans, l’adolescent va petit à petit gravir l’échelle du caïdat et du gangstérisme.
Le film de Giovannesi est élégant. Que ce soit dans son propos ou dans sa forme. Un propos jamais moralisateur, qui constate juste, par l’image et sans grand discours, que ce que veulent les classes populaires, prolétaires et pauvres, c’est consommer, bêtement, mécaniquement, comme tout le monde. Afficher les signes extérieurs de richesse qui correspondent à son échelle sociale et constater qu’avoir ses entrées dans la boîte de nuit qui claque, acheter les vêtements de marque qu’on se doit de porter ou avoir au poignet la montre qui en jette restent toujours trop cher. Et quand on a enfin un peu plus de moyens, acheter ce qui se donne les apparences du luxe, quitte à ne pas y voir un concentré de vulgarité et de kitch (le "relooking" de l’appartement maternel). Une élégance dans le propos également servie par une scène qui montre toute la naïveté de ce gosse malgré sa "réussite" : se faire disputer par sa mère parce qu’il se chipote avec son petit frère de dix ans pour une histoire de biscuits au petit-déj’. Au-delà du propos, on notera des renvois au Noodles d’Il Etait Une Fois En Amérique ou, forcément, au Tony Montana de Scarface (la séquence de la boîte de nuit et sa musique très "moroderienne") et tant d’autres… Et reste une image marquante, celle de clown triste quand Nicola commet son premier meurtre.
Mais élégance est aussi le mot qui sied le mieux à cette succession de courts plans-séquences souvent à hauteur des protagonistes. Une caméra toujours en mouvement mais jamais ostentatoire. Une réalisation posée, fluide, légère. Jamais pénétrante ni envahissante, discrète et pourtant évidente. La preuve que l’immersion et le mouvement ne sont pas synonymes d’hystérie outrancière ou de caméra à l’épaule, encore moins de vue subjective tremblotante. En somme, une belle petite réussite.
TRIO BRAVO
Et comme d’habitude, le meilleur pour la fin. Et ce meilleur se compose de trois films, issus chacun d’une des trois sélections mais d’un même continent, celui qu’on dit vieux.
Eclipsé par la présence en compétition Sang Neuf de Dragged Across Concrete, le pétillant Duelles d’Olivier Masset-Depasse (dans nos salles le 1er mai) fût l’un des petits joyaux de cette année : dans les années 1960, en Belgique. Deux voisines et amies (Veerle Baetens et Anne Coesens) vivent un drame : le fils de l’une des deux meurt. Dès lors, la culpabilité, les ressentiments et leur lot de doutes et soupçons vont venir entacher cette belle amitié. D’emblée, Duelles commence par un instant de pure tension qui s’avère être une magnifique fausse piste. Et cela annonce la couleur : entre les travellings circulaires et les reflets, tout le dispositif de mise en scène repose sur la duplicité des personnages et leurs faux-semblants. S’appuyant sur une ambiance hitchcockienne (l’époque et les costumes, certains tics de mise en scène), Duelles s’assume comme tel au vu des nombreuses références et citations (un enfant sur le bord d’une fenêtre qui renvoie à Sueurs Froides, un champ de maïs qui renvoie, etc., etc.). Et malgré quelques peccadilles, le réalisateur d’outre-Quiévrain semble s’être fixé un projet de mise en scène : tout pour la narration. Pas de gras, pas de message à placer, l’efficacité avant tout. Et le film de s’assumer jusqu’au bout et, fait rare pour être souligné, jusque dans sa "morale". Il y a là tous les ingrédients d’un bon thriller psychologique, souligné par une musique très "genre", de celle que l’on croit avoir déjà entendue dans d’autres films du même acabit. En gros, un bel exercice de (ce) style. Et si Duelles n’a pas l’impact des deux derniers films à venir de ce compte-rendu, il reste un coup de cœur fort agréable.
On continue l’égrenage de ce trio de tête avec un film venu traîner ses guêtres hors-compétition, le dernier long-métrage en date de Fatih Akin (De L’Autre Côté, Soul Kitchen, Head-On, In The Fade…), le sordide et léger (oui, oui) Goldene Handschuh (présenté ici sous son titre international Golden Glove, sortie le 26 juin). Un film sordide et léger donc, glauque et amusant, terrifiant et burlesque… Bref, déroutant et passionnant.
Hambourg, son port, ses putes, ses quartiers mal famés. Fritz Honka, le visage déformé par la "gale du ciment", a un hobby : ramener chez lui des prostitués puis les découper. Ça commence avec un meurtre en plan fixe, un type tente de bouger un cadavre de femme dénudée. Ça traîne un peu et on a peur d’être en présence d’un objet à la Haneke, c’est vous dire comme c’est mal barré. Mais non, que nenni ! Dès le plan suivant succède un gag qui détend l’atmosphère : bordel, comment scier ce corps ?! Pas un gag parodique, non, mais bel et bien un gag pratique. Pratique pour le protagoniste qui se demande comment s'y prendre et pratique pour le réalisateur qui impose d’emblée les sautes émotionnelles dont ne cessera de se départir son film. En salles, ça vaut son pesant de cacahuètes, le public passant sans cesse du "Beurk !" au rire le plus gras. Ainsi les personnages, aussi autres soient-ils, sont aimés de celui qui les filme (la galerie de portraits dans le "Zum Goldenen Handschuh", bar qui doit à l'œuvre son titre, vu par un adolescent qui n’est pas sans rappeler Akin lui-même). Et quand l’horreur vous saisit (chaque meurtre, chaque coup porté est assez dur), l’humour n’est jamais loin pour désamorcer le propos (sérieusement, je plains qui ne rigolera pas devant le coup des sapins qui sentent bon).
Dès qu’on pourrait craindre une forme de complaisance (montrer la violence vraie de la réalité réelle, Haneke), le cinéaste hambourgeois crée aussitôt la distanciation nécessaire à la respiration. Ainsi au lieu de se vautrer dans une misanthropie moralisatrice, Golden Glove ne cesse de nous renvoyer à une forme de légèreté et à un amour de la vie (chaque scène dans le bar est un régal). Le plus surprenant dans tout ça est que le film semble aéré alors que tout y est étroit (la maison encombrée du personnage principal, le bar bondé), en parallèle à un ton léger, vivant, alors que l’histoire narrée est pesante, mortifère. Et si l'on nous présente un monstre plus puissant encore que ce pauvre Honka, l’alcool, ce n’est pas pour le condamner pour autant : il est destructeur, certes, tout comme il peut être un lien social ou un argument festif (ainsi tout le passage du gardiennage de nuit, seul moment où nous sortons de l’enfermement mental de Honka). Au final, si les photos qui closent la projection nous rappellent que ceci est tiré d’un fait divers (les rapports de police de l’époque permettant de constater le minutieux travail de reconstitution), il en reste le souvenir d’un film sordide et léger, glauque et amusant, terrifiant et burlesque… Bref, déroutant et passionnant.
Enfin, en compétition, notre Grand Prix à nous, et de loin (vu le très bon niveau des films sélectionnés cette année, ce n’est pas peu dire) : le formidable El Reino de Rodrigo Sorogoyen, déjà remarqué par le passé en ces lieux vu que son précédent film, Que Dios Nos Perdone, avait ravi le prix Sang Neuf en 2017.
El Reino, donc… Comment résumer un film qui ne donne aucune clef ? On va la jouer simple : ça parle d’un scandale de corruption qui éclate au sein d’un grand parti politique. Et c’est à peu près tout, vu que la valse de noms, de protagonistes, de dossiers évoqués, de pratiques douteuses et autres n’est pas tant le cœur du récit que l’urgence, l’urgence, l’urgence. Manuel Lopez-Vidal (Antonio de la Torre), figure majeure du parti, doit absolument se décoiffer du chapeau qu’on cherche à lui faire porter seul, et on va le suivre sans pause aucune, courant de réunions en repas, de chez lui aux coursives du siège du parti, de couloirs en parkings, de balcons en bureaux, d’appartements en plateaux télé… le tout dans un maelström de sens et une maîtrise implacable de la narration.
Evacuons d’entrée l’évidence : une fois encore, De La Torre (l’excellent La Colère D’Un Homme Patient, qui aurait mérité le Grand Prix en 2017) explose l’écran. Le "Dustin Hoffman espagnol" est définitivement l’acteur le plus intéressant de la péninsule ibérique, tant dans ce qu’il propose en terme de jeu que dans ses choix. Et ce nouveau mariage avec Sorogoyen après Que Dios… s’avère exaltant. Il faut dire que ce dernier quitte définitivement la caste des réalisateurs à suivre pour rejoindre celle des confirmés.
Dès l'intro, et ce jusqu’à la fin, El Reino ne vous donne rien, vous ne pigez rien des tenants et aboutissants, vous ne captez rien des enjeux du premier coup. Les informations, par bribes, s’empilent, s’enchaînent, s’encastrent dans un seul but : maintenir un rythme haletant permanent, une immersion totale dans le cerveau en mode survie de Lopez-Vidal. Vous n’êtes pas Lopez-Vidal, vous êtes son esprit, son instinct. Vous êtes ce confort intellectuel qui se repose depuis les années 1990 sur un système de corruption qui vous a ouaté, endormi, cocouné de telle sorte que quand ce qui semblait normal explose, il va falloir réfléchir, supputer, comprendre vite, urgemment, rapidement. Et quand le rythme ralentit, rarement mais nécessairement (et vu le tempo effréné, c’est une question de survie narrative et sensitive pour ne pas frôler l’asphyxie physique et émotionnelle), il s’agit de courts répits, de brèves redescentes afin de mieux rebondir, de mieux repartir, plus haut, plus fort, plus vite. Et la libération n’interviendra qu’à la toute fin d’un dialogue vécu tel un combat de boxe via un regard et un questionnement face caméra. On n’en dira pas plus, mais ce qui pourrait ressembler à un coup un peu facile est d’une cohérence implacable avec ce qu’est El Reino, bande qui fait du fond imposé par son sujet la forme de sa narration. Bref, notre définition du cinéma.
C’est déjà sorti (le 17 avril dernier) à l’heure où vous lirez ces lignes et nous ne saurions trop vous conseiller de vous y hâter pour peu qu’il soit encore à l’affiche. La claque cinématographique non seulement de ce festival, mais aussi de ce premier semestre 2019, tout simplement.
COTE D’OR
Ainsi s’achève le compte-rendu enthousiaste d’une édition de très haute volée. Nous n’aurions pas misé revenir l’an prochain si les cotes étaient restées aussi basses cette année que lors des deux dernières éditions. Mais là , on peut réellement estimer avoir touché le jackpot, et le pari d’une édition 2020 supérieure est tout bonnement impossible à tenir. Il n’empêche, sur la lancée de cette formidable cuvée, c’est avec une joie non dissimulée et un enthousiasme certain que nous prenons d’ores et déjà rendez-vous. A dans un an !
LE PALMARÈS
Grand Prix : Face A La Nuit de Ho Wi-Ding
Prix du Jury ex-aequo : Alpha – The Right To Kill de Brillante Mendoza & Piranhas de Claudio Giovannesi
Prix de la critique : El Reino de Rodrigo Sorogoyen
Prix spécial police : Les Oiseaux De Passage de Cristina Gallego & Ciro Guerra
Prix Sang Neuf : Dragged Across Concrete de S. Craig Zahler
Comme toujours bien secondé par Mélanie Van Kempen.
Remerciements : Public Système, Chouch & Dav, Marine et toute la bande des Mille et Une Vignes, la sécu et les BTS. Merci à tous pour votre accueil, votre sympathie et vos sourires.