Speed Racer
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- Analyse par Nicolas Marceau le 17 juin 2014
Kid's story
Dans une logique philosophique reliant le Ragnarök viking au Crépuscule Des Idoles de Nietzsche (et par corollaire au Crépuscule Des Dieux de Wagner), les Wachowski avaient choisi de clôturer leur trilogie Matrix sur l’image d’une petite fille peignant un Soleil au-dessus d’un monde libéré de ses chaînes.Â
La Matrice, jusque là associée à la servitude, devenait enfin ce "monde où tout devient possible", l’esprit humain pouvant s’exprimer librement à travers l’Art. Difficile dès lors de ne pas considérer le film suivant des réalisateurs, Speed Racer, comme le prolongement de cette idée.
La première scène du film est à ce titre une formidable note d’intention : enfant, le jeune Speed Racer s’ennuie à l’école et préfère griffonner des petits dessins sur son cahier. Faisant défiler les pages à toute vitesse, le mouvement crée une animation (une collision automobile). La classe du jeune enfant se déforme alors jusqu’à devenir des lignes de fuite se muant en speedlines : Speed est désormais plongé dans son propre univers crayonné (univers contenant déjà le personnage futur de Snake Oiler). L’enfant a plié le monde à son imaginaire, ne sortant de sa rêverie que par le rappel de la sonnerie marquant la fin des cours.
Il apparaît donc au bout de deux minutes de film que Speed Racer traitera à la fois de l’enfance et du souvenir qu’on en garde (la scène est un flashback du Speed jeune adulte) et de l’importance de l’imaginaire comme source d’éveil intérieur (le mouvement de l’animation renvoie au cinéma comme art du mouvement, idée contenue notamment dans la promotion du film).
La longue séquence d’action qui suit, entremêlement de deux temporalités, va permettre de nous présenter le héros et sa famille à deux époques différentes : le temps présent du récit et l’enfance traumatisante vécue par Speed à la mort de son frère. Les Wachowski utilisent ainsi d’une façon magistrale une figure vidéoludique (le ghost d’un jeu de course) pour en faire un vecteur d’émotion cinématographique (le champion se mesure au fantôme de son frère). Ils appuient de ce fait l’idée d’un conflit entre l’enfant que Speed a été et l’homme qu’il pourrait devenir (Speed laisse le fantôme de son frère gagner la course contre le temps).
Ce tiraillement psychologique sera incarné à l’écran par les deux frères de Speed : l'aîné, mort (symboliquement du moins), devenu un justicier de l’ombre, et le petit frère incarnant ce que Speed fut autrefois.
Le grand frère, maintenant nommé Racer X (donc X, sans identité et masqué) va symboliser une voie dangereuse toute tracée : s’il décide de suivre ce chemin, Speed perdra toute sa famille avant de se perdre lui-même. L’étape la plus importante dans le renoncement de ce choix, interviendra lors du rallye de Casa Cristo ("Le chemin de la croix" comme le soulignera un reporter). En effet, comme ils l’avaient déjà fait avec Matrix, les Wachowski citent les travaux de Joseph Campbell sur le monomythe (Le Héros Aux Mille Et Un Visages) et font de la mort du frère une des étapes importantes mises en lumière par l’ethnologue : l’épreuve de la caverne. Celle-ci représente ce moment fondamental où le héros pénètre dans une caverne - ou se fait avaler par un monstre - afin de mourir et renaître à lui-même, en ressortant grandi. Le frère de Speed est donc mort dans les cavernes de glaces dont l’entrée est représentée par le visage d’un monstre rougissant grâce aux phares des voitures. C’est à ce même endroit que Speed devra combattre une manifestation de son ego, Snake Oiler (le serpent étant, en mythologie comparée, une manifestation du moi-diable) qui l’enverra littéralement au fond du précipice. Un savant jeu de montage viendra donner l’illusion que Speed tombe dans le vide pour ensuite remonter la pente et poursuivre sa course (alors qu’il est censé s’être projeté sur une autre montagne).
Bien plus inattendu s’avère être le rôle du benjamin Racer, Spritle, et de son sidekick de singe. Moquées à la sortie du film comme n’étant que des intermèdes comiques idiots pour satisfaire le jeune public (quand bien même il s’agit presque du réel héros du cartoon animé dont le film est l’adaptation), ses apparitions sont pourtant celles qui contiennent le plus de sens de l’œuvre. Présenté comme un miroir de ce que fut Speed enfant (Spritle se projette aussi dans son dessin animé du samedi matin et sera confronté à son tour au départ de son aîné), le jeune garçon va incarner de bout en bout la part des désirs enfantins et infantiles du Speed adulte. Il s’agit, ni plus ni moins, que du concept psychanalytique d’Enfant Intérieur mis en lumière par Carl Gustav Jung dans son ouvrage Dialectique Du Moi Et De L’Inconscient.
Pour Jung, le trickster est une énergie archétypale présente dans chaque culture. Il est le petit diablotin, le fripon dionysiaque ou le singe turbulent qui poussera l’individu à se moquer des structures établies pour être de plus en plus en accord avec lui-même. Il faut ainsi savoir apprivoiser son enfant intérieur et se relier à lui pour être capable de se guérir soi-même. La connexion à cette part importante de lui-même s’effectuera pour Speed Racer au moment de sa deuxième rencontre avec le méchant de l'histoire, le chef d’entreprise Royalton. La séquence de dialogue, riche en informations passées (l’histoire de la course automobile, les souvenirs d’enfance de Speed) et futures (un audacieux flashfoward) est ainsi entrecoupée d’interludes humoristiques à première vue conçus pour soulager le jeune public peu enclin à supporter de longues tirades. Mais les plus attentifs de spectateurs remarqueront que chaque gag est en fait relié à ce qui se trame dans le bureau de Royalton.
La première coupe s’effectue au moment où Royalton s’apprête à faire signer un contrat en or à Speed Racer. La réplique "Es-tu prêt à dire oui ?" est laissée en suspens. Nous découvrons que le jeune Spritle et son singe de compagnie Chim-Chim se sont cachés dans l’avion privée de l’homme d’affaire. Ils ouvrent un coffre à bonbon et s’écrient "Jackpot !". L’enfant intérieur est comblé, de façon narcissique.
Retour à la discussion entre Speed et Royalton. Le coureur automobile relate un souvenir d’enfance au PDG et choisi de refuser le contrat, considérant sa famille comme plus importante qu’une entreprise. Royalton éclate de rire et annonce qu’il va lui remettre la réalité en face. Cut abrupte : Spritle et Chim-Chim gisent au sol, suite à une overdose de bonbons. L’enfant est blessé intérieurement.
La troisième bascule suit le discours du vil patron, balançant à la face de Speed les principes d’OPA et comment l’argent gouverne entièrement les enjeux du sport. La violence du discours créera chez Speed un réflexe de furieuse envie de destruction, incarnée à l’écran par la course folle de Spritle et Chim-Chim dans les couloirs de l’entreprise, manquant d’écraser les ouvriers sur leur route. Le morceau qui accompagne ce grand moment de défonce aux Dragibus n’est autre que Free Bird de Lynyrd Skynyrd, véritable hymne contre la guerre du Vietnam devenu à lui seul le symbole d’une utopie hippie.
Nous revenons dans le bureau de Royalton où celui-ci renouvelle une dernière fois sa proposition à Speed : signer le contrat (avec le diable) pour devenir un "vrai pilote automobile". Mais l’enfant n’est plus dupe : Spritle découvre que les voitures sont armées de pièges illégaux visant à détruire les adversaires.
L’ultime apparition de l’enfant et de son singe clôturera la séquence par un doigt d’honneur bien tendu à Royalton, façon d’annoncer le divorce entre les rêves de Speed Racer et la réalité du système.
Dans un monde où les courses et le marché sont truqués et gouvernés par les majors, les Wachowski cherchent, à travers leur film à répondre à la question de la place de l’artiste dans une société marchande. Ainsi, Speed Racer est qualifié à plusieurs reprises d’artiste. "Je viens sur le circuit automobile pour te voir créer de l’Art, comme un peintre ou un musicien composant de la musique" indique notamment la mère du héros dans un moment de réconfort. S’ouvrir à l’énergie vitale de son enfant intérieur devient ainsi une manière de libérer sa créativité personnelle, Les blessures de l’enfance deviennent inspirantes et peuvent alors être dépassées.Â
On comprend mieux pourquoi les cinéastes ont choisi d’offrir une expérience visuelle totalement expérimentale, hybridation insensée entre le jeu vidéo, le manga et l’animation pour ramener le public à un état constant d’émerveillement. Couleurs saturées, artificialité affirmée de l’image, acteurs employés comme des figures de cartoon 2D intégrées dans des environnements virtuels, mise au point faîte aussi bien sur les premiers et arrières-plan pour obtenir des images d’une totale netteté, photos haute définition de décors réels retravaillées jusqu’à obtenir des lieux surréalistes, utilisation de speedlines pour signifier la vitesse, logiciel de particules pour concevoir une neige se muant en lignes de fuite pour renforcer les coups d’un combat… Aucune audace n’échappe aux Wachowski qui cherchent ainsi à faire tomber toutes les barrières que le public s'érige intérieurement concernant ce qu’un film de cinéma doit être. Cette volonté d’ouvrir l’esprit trouve notamment écho dans les plans d’introduction du film où les logos des compagnies de production deviennent des trips hypnotiques sous LSD, Lana Wachowski n’ayant pas hésité à déclarer en interview que "les drogues permettent l’expansion de la conscience, tout comme l’Art".
Une des inspirations esthétiques les plus marquante du film, celle qui incarne avec le plus d’évidence la démarche artistique du récit, est à chercher du côté du Superflat. Ce mouvement initié par le japonais Takashi Murakami propose une réflexion sur la culture otaku en mettant sur un même plan, aussi bien esthétique et thématique, la dureté de certaines images et l’apparente innocence d’un style kawaï. En recherchant le fondement de l’art japonais, Murakami a d’abord célébré le monde de l’enfance pour amener ensuite sa réflexion vers les limites d’une société consumériste axée sur le divertissement et les médias. Une des inspirations les plus évidentes de Speed Racer est sans conteste la mégalopole imaginée par le graphiste George Hull à partir de la toile City Glow de l’artiste Superflat Chiho Ahoshima.
On retrouve cette réflexion ambivalente entre l’art et le produit déclinable par petites touches dans le film, notamment lorsque le jeune Spritle arbore un t-shirt de la marque Frank Paul dont le logo est un singe. Les Wachowski ont ainsi demandé à la marque de dessiner une version humaine de leur logo afin de pouvoir vêtir le singe Chim-Chim d’un t-shirt/miroir. Mais c’est véritablement lors de la course finale que sera révélée la conclusion optimiste des cinéastes : alors qu’il s’était battu pour faire capoter un rachat d’entreprise lors d’un rallye, Speed va embrasser définitivement le rôle d’artiste qui a toujours été le sien, tirant de ses traumatismes d’enfant la puissance créatrice nécessaire pour se transcender. La séquence débute ainsi par la mise en mouvement d’un zèbre inspiré par le Galop d'Annie G. de Muybridge (photographe dont les travaux sur la décomposition du mouvement menèrent aux origines du cinéma) avant que le festival de couleurs ne vire à la pure abstraction. Dans les derniers moments de frénésie de la course, nous assistons à une succession de toiles non figuratives, manifestation de ce que Kandinsky désignait comme de "grandes masses colorées très expressives évoluant indépendamment des formes et des lignes qui ne servent plus à délimiter ou à mettre en valeur mais qui se combinent avec elles, se superposent et se chevauchent de façon très libre pour former des toiles d’une force extraordinaire". Dans son essai Du Spirituel Dans L’Art, Et Dans La Peinture En Particulier, l’artiste cherchait ainsi à théoriser sur la façon dont les couleurs produisent un effet physique sur l’œil jusqu’à créer une résonance intérieure touchant directement à l’âme.
On comprend ainsi mieux pourquoi Speed Racer est d’abord une expérience de cinéma qui se vit et se ressent, jusqu’à une explosion finale où le jeune coureur fait exploser des panneaux publicitaires avant de franchir la ligne d’arrivée dans un ultime renvoie à Takashi Murakami via un tunnel à damiers emprunté au court-métrage Superflat Monogram, hommage à Alice Aux Pays Des Merveilles réalisé pour la marque Louis Vuitton. Â
En dépit du poids important du commerce et de l’argent, Speed Racer a sur libérer l’artiste en lui et est alors acclamé par la foule. "C’est un tout nouveau monde" lance le commentateur. Et la famille du héros de se réunir autour de lui pour immortaliser ce moment de gloire. Mais c’est n’est pas Speed qui tient la coupe de la victoire. C’est bien son frère, son enfant intérieur, qui brandit le trophée.
Superflat Monogram de Mamoru Hosada
SPEED RACERÂ
Réalisateurs : Andy & Larry Wachowski
Scénario : Andy & Larry Wachowski d'après la série de Tatsuo Yoshida
Production : Joel Silver, Andy & Larry Wachowski, Grant Hill...
Photo : David Tattersall
Montage : Roger Barton & Zach Staenberg
Bande originale : Michael Giacchino
Origine : USA
Durée : 2h15
Sortie française : 18 juin 2008Â
Commentaires
La remarque finale sur l'enfant portant la coupe est d'autant plus judicieuse que pendant ce temps, ce sont les adultes qui boivent du lait.
S'ajoute à ça le titre de la track de Giacchino, qui sonne comme une revendication : "Let us drink milk"
Merci !
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