Primer

La créature d’Albert Einstein

Affiche Primer

Deux jeunes hommes habillés de blanc, de peu chics endroits qui tiennent lieu de centres de remues-méninges, de mystérieuses expériences, et, au bout du calcul, un résultat qui tient du miracle : le voyage temporel. Et s’il suffisait de reconnaître que l’irréel n’est que la continuité du réel ?

Au-delà de l’aspect plus-concret-tu-meurs des myriades de chiffres, des théorèmes plus pompiers les uns que les autres, des concepts quantiques les plus cérébraux, il y a paradoxalement l’essence-même de cet Art qui nous enchante : le rêve, l’impossible, la trituration du monde, l’excitation du voyage vers l’inconnu. La richesse plurielle de la science-fiction.

Tout cela est conditionné par une pure obsession quasi maladive, celle des héros en blouse qui sont autant d’aventuriers, tous ces scientifiques, informaticiens et mathématiciens prodiges cherchant, d’une manière ou d’une autre, à pirater le système. Plus que de définir par autant de notions au carré tous les paramètres de notre existence ou de notre univers, les sciences diverses ont cela d’absolument fascinant, et de purement cinématographique, qu’elles peuvent repousser les limites de la logique pour en imposer une autre, de logique. Une logique qui en parasitant la norme…deviendrait la nouvelle norme, à coups de "plus" et de "moins" diantrement bien enchaînés.

Primer

Logiquement, il est donc impossible de rendre invisible un objet solide, de parcourir l’espace-temps, de se téléporter… Il suffit juste, en vérité, qu’une autre logique, tout aussi mathématique et pointilleuse, s’impose ! C’est pour cela que, tout en nourrissant durablement la littérature à coups d’inventions fantasmagoriques et autres paradoxes temporels, la science toute-puissante n’en reste pas moins d’une complexité toute concrète, d’une réalité absolue ! L’impossible est au bout de l’équation. Le vernis glamour qu’on impose à ces recherches scientifiques provient davantage d’un amour du public pour cette faculté qu’a l’homme à repousser les limites (connues et approuvées) de ce qui lui est présenté. Ce souhait de transcendance. Curieusement, cette transcendance ne tiendrait qu’à un problème d’arithmétique. Après tout, Asimov, scientifique prodigieux, n’est-il pas aussi, et surtout, un conteur incroyable qui métamorphosait le savoir hermétique en récits populaires évocateurs ?


Oui, en vérité, et si l’improbable n’était que le fruit d’un mariage entre toutes les probabilités, et si la transgression des frontières, bien loin des soucis idéologiques et des théories philosophiques, ne tenait qu’à un tout bête "E=MC2" ? Amis lecteurs qui imaginez tout scientifique comme un Jim Carrey version Batman Forever, la tronche en chou-fleur, les cheveux en bataille et le rire hystérique, préparez-vous au choc des cultures ! Car, bien loin des illustrations typiques au genre, un petit film complètement kamikaze et d’une intégrité totale rappelle les fondements mêmes d’un art.

Ce film, c’est évidemment Primer (2007), et au-delà des imperfections caractéristiques de tout premier film, il impose son acteur / réalisateur / scénariste / directeur photo / producteur / compositeur (!) comme le jeunot ambitieux à la Zuckerberg, version Einstein. Il en fallait de l’honnêteté, pour livrer à bras-le-corps ce pur métrage "art et essai" qui, justement, tente bien des choses, en imposant au public un cadre entièrement manipulé par un vrai travail de mise en scène et dépendant entièrement des facultés du spectateur à tenter de comprendre, ou tout du moins envisager, ce qui tient du cérébral d’étudiant en physique quantique.
Or, ce "cérébral", bien loin d’être gratuit, n’est que l’enchaînement, tout à fait analysable si on y met le prix, d’un ensemble d’allers-retours pouvant être figuré par autant de figures géométriques élastiques ou de schémas casse-tête. Sur le net, nombreux sont ceux qui l’ont compris et ont transformé Primer en cartes de route scientifiques, chargées de résumer cette histoire sortie de la tête surchauffée d’une groupie de Richard Feynman. Certains internautes, pensant comprendre par l’accumulation la totalité du film, vont jusqu’à s’égarer en visionnages multiples, repérant de menus détails impossibles à déchiffrer lors de la découverte, comme si la trituration chirurgicale d’un film conduisait à son déchiffrement total…


Primer

Le scénario de Shane Carruth est un calcul mental où 2+2=4. Mais pour en venir à la finalisation, il faut passer par des soustractions, des multiplications et des additions.


C’est là le gros, gros malentendu qu’est parvenu à engendrer un film aussi radical, tenant des expérimentations du Nouvel Hollywood : il n’y aucune difficulté scénaristique artificielle, aucune frime si ce n’est celle d’avoir su assumer ce qui tient du pur délire entre nerds mégalos. Il n’y a que la logique, certes plus ambitieuse que notre propre "logique" commune, d’un auteur influencé par un microcosme faits de croquis mathématiques épuisants. Les personnages portent en eux la conviction et la rigueur esthétique du cinéma politique des seventies, l’idée du paradoxe temporel doit être mathématiquement contourné, le saut dans le temps sert principalement à gagner de la thune, Doc Brown est bien loin, et, si elle est évoquée, la paranoïa, chère à K. Dick, ne s’insinue que timidement lors de conversations constamment centrées autour de la possibilité, froidement réalisable, de l’incroyable. S’ensuivent progressivement des événements qui iront jusqu’à créer un tour de manège temporel franchement déviant ! Tenter d’approfondir chaque étape, c’est, au fond, refuser partiellement ce qui fait l’enchantement du pur littéraire : le goût de l’incertitude, la saveur de l’incompréhension, le délice de "la vache, j’ai rien compris, mais c’est fortiche !". De quoi faire passer Christopher Nolan pour Brian Levant.

La linéarité nous fait passer du point A au point B. Ici, la ligne est en zig zags. La confusion ne provient pas du scénario en lui-même, la confusion se forme dans l’esprit de celui qui cherche à décortiquer la moelle métaphysique du film.

Et c’est par cela que Primer dépasse la catégorisation simpliste du "film puzzle" à la Memento. Puisqu’il va plus loin que la déconstruction narrative, tout simplement ! Puisqu’il ne suffit pas d’un twist ending pour reconstituer l’ensemble et y imposer une fluidité post-séance, mais de plusieurs visionnages pour assimiler une œuvre qui porte en étendard sa thématique jusqu’à dérouter le plus aguerri. Pour être plus clair : plus que de ne se permettre qu’un suspens savoureux et quelques séquences qui sont autant d’énigmes à l’intérieur de l’énigme, Primer se dévoile comme une poupée russe qui, dès les premières minutes, est une chaotique mais non moins régulée boucle temporelle ! Le spectateur a un niveau de retard sur ce qui lui est présenté, dans la mesure où l’histoire (le périple) a déjà "commencé", où l’hypothèse temporelle a déjà dépassé le stade d’hypothèse… Aussi déroutant que ce bon vieux Albert, vous savez, ce génie qui tirait la langue et n’hésitait pas à blaguer entre deux théories révolutionnaires !

Primer

Tout comme le terme de "déroutant" représente la modification d’une route bien droite, Carruth exploite de façon bipolaire le terme "science-fiction" et, rappelle la notion même de "science", ne craignant aucune réplique hermétique, tout en n'ignorant pas le mot "fiction" et tout ce que cela implique de déterminants moraux : en fin de compte, Primer n’est rien d’autre que l’histoire de deux gars qui en jouant avec le temps croient améliorer leur niveau de vie (par l’argent et des actes manipulateurs) mais ne font que transfigurer cette vie dérisoire en une accumulation de paradoxes, et donc d’absurdités, temporelles, à la façon d’un mouvement maladif de répétitions continues…après tout, en recommençant la même journée jusqu’à ce que la totale sérénité bouddhique pointe le bout de son nez, le Bill Murray de Un Jour Sans Fin ne faisait que subir, comme dans Primer, la dimension mathématique aisément modifiable de l’espace-temps, un univers fort en probabilités et en évolutions, qui tiennent plus, en fin de compte, de la calculatrice que du miracle, si on le perçoit à la façon d’un Carruth !


Puisqu’au final, qu’y a-t-il de plus révélateur et symbolique que l’apanage de la science-fiction basée sur les paradoxes temporels ? Nos existences sont entièrement basées sur l’idée de paradoxe. Et le paradoxe temporel en est l’allégorie jusqu’au boutiste !

Le plus beau paradoxe temporel est peut être celui dit "de l’écrivain". Un écrivain remonte le temps, et file à son "lui" du passé le best-seller qui l’a destiné au succès. Son "lui" du passé recopie l’ouvrage. Lors de cette expérience contre-nature, l’auteur du futur n’est plus l’auteur du best-seller, par son retour au passé, tout comme le Lui passé ne l’a jamais été, puisque recopiant un livre qui, du coup, n’a aucun auteur concret, sans que cela ne modifie paradoxalement en rien le nom de l’auteur. Plus précisément, c’est là l’exemple (parmi tant d’autres foisonnant dans l’œuvre) mis en avant à la fin de Retour Vers Le Futur : en interprétant Johnny B. Goode en pleines fifties, Marty McFly ne fait que plagier l’une de ses références musicales, par le biais d’un tube pas encore inventé, tube dont Chuck Berry himself semble entendre les sonorités par le biais du téléphone… Se doutant que Berry recopiera tout simplement son propre morceau et entrera ainsi dans l’Histoire, le public comprend alors que Johnny B. Goode devient un morceau sans créateur inné, point inventé par Marty, ni par Chuck Berry (plus maintenant !). Le temps est alors totalement anarchisé et le créateur devient créateur par accident, et ainsi se produit cette chose merveilleuse et fascinante qu’est "la boucle de causalité". Et si ce paradoxe vous éclate, dites-vous que vous êtes alors fin prêt pour passer votre vie, en bon savant fou, à accumuler les concepts de violations temporelles, toutes plus folles les unes que les autres… Le temps devient une toile constamment modifiée.


Primer

Cette modification du temps passe dans Primer par le langage de l’image, et donc par un mouvement fluide de caméra qui a tout de l’enjeu détonnant et de la route aux indices, par des séquences passant du méditatif mélancolique au comique et ce jusqu’à la profonde dramaturgie, par un montage de mathématicien qui encourage le spectateur à plonger tête la première dans ce qui lui est conté, par un travail de perspectives qui modifie la perception que l’on a des personnages (perceptions aveuglées, justement, par la construction méticuleuse que représente ce MONTAGE !), bref, par une alchimie maligne des techniques purement cinématographiques, jusqu’à cette musique obsédante fortifiant l’impression de circularité temporelle. Ce symbolisme, amené peu à peu, est tout aussi intéressant et calculé que ce que propose le scénario.


Quelques années plus tard, Rian Johnson (Looper, sur lequel est intervenu Carruth), un autre foufou qui demanderait à être réévalué, en venait à l’hypothèse que tout ce cirque de temporalités plurielles n’a d’aboutissement que lors d’un paradoxe final, plus symbolique que scientifique, qui poserait l’idée d’une boucle temporelle hypnotique et incessante, causant sa propre destruction d’elle-même. Les férus d’arbres temporels hypothétiques n’ont pas finit de manger de la théorie du matin au soir.

Mais pour ceux qui voient uniquement dans ces petits jeux des délires de scénaristes hollywoodiens, souvenez-vous que le voyage temporel, aussi plus grand que la vie soit-il, tiendrait en vérité de la banalité quotidienne.
Et bien oui : le Doc Brown n’a-t-il pas eu l’idée-source au voyage dans le temps en… se cognant la tête dans ses toilettes ? Après tout, ce n’est qu’une question de hasard, double d’un sens aiguë du théorème. Incroyable et concrétisation : deux termes pouvant servir de calques à ceux de "fiction" et de "science"…


De ce fait, créer une machine à voyager dans le temps permettrait de revoir incessamment Primer sans perdre une seule seconde de sa vie, et, au bout d’une quarantaine (avec un peu de chance) de bonds dans le temps, autant de visionnages et autant de doubles à planquer au grenier, le spectateur aguerri pourrait alors affirmer avoir tout pigé à ce sacré petit film de petit malin. Le souci étant que, pour inventer une machine à remonter le temps, il faudrait déjà comprendre Primer de bout à bout.

Ce qui conduit, vous l’avouerez chers lecteurs, à un sacré… paradoxe !


PRIMER
Réalisateur : Shane Carruth

Scénario : Shane Carruth

Production : Shane Carruth

Photo : Shane Carruth

Montage : Shane Carruth

Bande originale : Shane Carruth

Origine : USA

Sortie :  2007




   

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