Persona

Schizophrénie et brouillard

Affiche Persona

"Ce qui importe avant tout dans la vie, c'est d'être capable d'entrer en contact avec un autre être humain. Sans cela, vous êtes mort, comme le sont aujourd'hui tant de gens." - Ingmar Bergman.


L’enfance de Bergman est marquée par une éducation très stricte et la proximité avec le milieu nazi – au sein de sa famille en Suède mais aussi lors de courts passages en Allemagne. La filmographie de Bergman est ainsi empreinte d’une certaine brutalité dans sa manière de traiter des thèmes (la mort, le silence) souvent très sombres. Cette rigueur se retrouve aussi formellement dans le soin porté à l’esthétique de l’image et au travail sur les couleurs.

Bergman prendra peu à peu goût à la mise en scène au théâtre, et la transition vers le cinéma se réalise progressivement, sans pour autant qu’il n’abandonne les planches, bien au contraire. Sa renommée ira grandissante jusqu’au début des années 60, lui permettant peu à peu de disposer d’une grande liberté créatrice. Malgré son succès hors de sa terre natale, il restera en Suède pour tourner la majorité de ses films. En 1965, le réalisateur tourne Persona – qui remplacera un projet initial à gros budget et plus ambitieux en termes de moyens techniques.

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Cris Et Chuchotements, sorti non sans difficultés en 1973 en Suède, est souvent considéré comme le sommet de l’œuvre de Bergman. Par la suite, son état de santé se détériorera sporadiquement, et, paria en Suède, il s’exilera en Allemagne. Il réalisera encore quelques films, notamment Fanny Et Alexandre, puis se consacrera à la réalisation de téléfilms. Bergman meurt en 2007, le même jour qu’Antonioni.
Son œuvre influence aujourd’hui encore bon nombre de réalisateurs, dans leur forme ou dans les thèmes abordés. On peut notamment citer Woody Allen, David Lynch ou Lars Von Trier, pour qui le cinéma a aussi parfois tenu lieu de thérapie.

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Elisabeth Vogler est soudainement frappée de mutisme durant la représentation théâtrale d'Electre. Après un séjour en hôpital psychiatrique, elle part au bord de la mer avec son infirmière Alma. Les personnalités des deux femmes se confrontent et s'opposent. L'actrice, jouée par Liv Ullmann est muette, souffre d'une maternité mal assumée, observe et écoute la confession sans retenue d'Alma. Cette dernière, interprétée par Bibi Andersson, est en apparence le complément de l'autre : elle exhibe ses problèmes, parle abondamment et semble ne pas avoir supporté un avortement. Alma devient de plus en plus agressive devant le mutisme de sa malade.


AUTOUR DU FILM
"J'ai dit un jour que Persona m'avait sauvé. Ce n'était pas une exagération. Si je n'avais pas trouvé la force de faire ce film là, j'aurai sans doute été un homme fini... Pour tenter de trouver l'inspiration, j'ai joué au petit garçon qui est mort, mais malheureusement il ne peut pas être tout à fait mort, car il est tout le temps réveillé par des coups de téléphone. Le début est un poème sur la situation qui a donné naissance à ce film."

En 1966, Bergman est contacté pour réaliser un film à gros budget, Les Cannibales. La maladie, qui le contraint à un séjour prolongé à l’hôpital, conduit à l’abandon du projet. Ce serait en délirant dans son lit d’hôpital que le cinéaste aurait rêvé les premières images du film, dont il dira par la suite qu’il lui a "sauvé la vie".
Cet aveu conduit à considérer le film sous un angle particulier : tout d’abord comme un film pensé par le cinéaste pour le cinéaste. Si le cinéma semble être la clé d’une guérison pour l’auteur, c’est aussi qu’il peut raisonnablement être considéré comme la cause partielle de sa maladie – raisonnablement si l’on considère les critiques et les difficultés que connaît Bergman à être accepté notamment dans son pays.

Le titre originellement choisit par l’auteur pour son film, Le Cinématographe, est révélateur des névroses qui l’habitent alors – le cinématographe étant un appareil sacré pour le cinéaste, qu’on lui a offert étant jeune, et qui donnera son nom à sa société de production.
Le film se propose donc comme une réflexion sur le cinéma, et plus largement sur l’image et son (ses) pouvoir(s).

Persona
 

"Aujourd'hui, la réalité est absurde, aussi horrible, aussi impénétrable que nos rêves. Et face à elle, nous sommes sans défense, comme dans nos cauchemars..."

L’un des éléments marquants du film, et l’une de ses grandes réussite réside dans le travail esthétique présent à chaque plan. L’image est extrêmement contrastée, par le biais d’une surexposition du blanc, qui met en exergue les personnages, les éloigne de manière abstraite de tout lieu physiquement représentable. Bergman traite avant tout de communication et d’identité dans ce film, c’est donc logiquement les personnages, leurs émotions, qui sont mis en avant. "Les personnages n'occupent pas tout l'écran, ils sont inscrits dans une blancheur"dira Bergman.

L’image, le cinématographe, chez Bergman répond à un besoin de communication - l’image à ce pouvoir supérieur de dépasser le langage écrit ou parlé, de suggérer plus qu’un "simple scénario" - le cinéma est d’ailleurs à ce titre une progression logique pour le réalisateur suite à ses débuts au théâtre. Persona est le terme latin pour "masque", désignant à la fois un reflet de la personnalité suggestif et évocateur, mais aussi une entrave à la découverte de l’âme. C’est cette dualité de l’image - Elisabeth Vogler, l’actrice aux multiples facettes, et Alma, l’âme - que Bergman met en scène au travers des deux personnages.

D’emblée, le film nous met donc en face de deux êtres complémentaires, l’un étant l’âme et l’autre l’image pure. Il s’agit alors de démêler les interactions entre l’un et l’autre. On peut alors penser cette relation comme la condition d’une guérison pour Bergman, ce qu’il conçoit comme la communication.
Au cours du film, Alma est peu à peu "contaminée" par Elisabeth, qui reste hermétique, muette, et qui la renvoie ainsi à sa personnalité propre, ses névroses, ses peurs. Alma confrontée à Elisabeth Vogler, c’est un peu le spectateur confronté au cinéma de Bergman, ou Bergman confronté à sa propre œuvre. Cette dernière a donc vocation à donner à penser au spectateur autour du thème de l’identité.
L’identité chez Bergman semble être un absolu enfoui en chacun, révélé par l’image. Ce qui pose donc problème, c’est la dualité de cette image. Lorsqu’elle ment, elle divise la personnalité, elle écartèle en quelque sorte l’individu, à l’image d’Alma lorsqu’elle apprend qu’Elisabeth trahit ses secrets les plus profonds. La tension entre les deux personnages va grandissante ; Bergman exprime cette tension au-delà des mots, la pellicule se déchirant littéralement à l’écran, l’image se désagrégeant pour laisser place à une succession d’images rappelant les premières minutes du film. Tout est encore flou. Cette scène assoit définitivement le pouvoir d’expression de l’image face au discours, capable d’exprimer toute la tension entre les deux personnages sans le moindre dialogue.

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L’image pure pour Bergman est vraisemblablement l’image au cinéma, celle à laquelle il s’identifie, le cinématographe de son enfance. C’est peut-être cette image que l’enfant, au début du film, cherche à définir ou à découvrir dans les visages projetés derrière lui, image qu’il perd dès lors que s’arrête la pellicule - ce qui s’apparente étrangement à l’expérience vécue par Bergman.

La tension entre les deux personnages se mue peu à peu en crise identitaire pour Alma, l’une et l’autre se ressemblent et se confondent de plus en plus. L’infirmière est confrontée à l’image qu’elle pense renvoyer aux autres, ne peut s’en défaire, porte finalement une sorte de "masque" que lui renvoie le mutisme de sa malade. Bergman citant Freud dira à ce propos que "l'individu adopte consciemment une personnalité artificielle ou masquée, contraire à ses traits de caractère, pour se protéger, se défendre ou pour tenter de s'adapter à son entourage". Il s’agit donc bien ici de l’appropriation de la personnalité, de l’identité d’un autre. Alma admire la volonté d’Elisabeth, son silence protestataire, finit par vouloir se l’approprier.
Le dénouement annonce la guérison simultanée des deux femmes, qui découvrent chez l’autre une image suffisamment saisissante pour leur donner la volonté de lutter. Elisabeth semble ainsi retrouver l’envie de parler face au désespoir d’Alma.
Quoiqu’il en soit, ces images auront quant à elles définitivement donné une identité à l’auteur de Cris Et Chuchotements, le sortant du même coup de la maladie et de l’inertie.

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LE RAPPORT À L’AUTRE
"C’est ce vide, et ce que tous les hommes inventent pour remplir ce vide que je décris dans mes films."

C’est à partir de ce regard désabusé sur les relations humaines que Bergman tisse chacun des liens qui unissent ses personnages. Le petit garçon qui ouvre et clôture le film participe d’une sorte de mise en abime qui inclut le spectateur au film. Ce garçon se réveille en découvrant les personnages à l’écran, tout comme le spectateur. L’objectif annoncé est donc de réveiller l’individu, de combler un vide. La distance entre le spectateur et le film est ainsi la plus petite qui soit.
Le travail sur les regards vient surtout souligner l’évolution des relations entre Alma et Elisabeth Vogler, et se substitue au langage pour exprimer les sentiments de l’une et de l’autre. En ce sens, la première rencontre entre Alma et Elisabeth est à mettre en parallèle avec leur ultime apparition à l’écran. Alors qu’Alma regarde Elisabeth, qui elle à le regard perdu, emprunt de désespoir, la situation à la fin du film semble totalement inversée ; Elisabeth est entièrement tournée vers Alma qui regarde au loin. Les rapports de force sont inversés, la personnalité de l’une transférée à l’autre dans cette opposition entre les deux plans.


Persona
 
Persona
 

Tout au long du film, les regards et les visages auront cette importance de porter peu à peu les marques de l’identité des personnages – sorte de masques révélateurs – les attitudes et signes propres au visage d’Elisabeth (le regard perdu par exemple) reviendront peu à peu à celui d’Alma. Les regards ne se croiseront quasiment jamais, les relations entre les personnages s’établissant par les gestes, lorsqu’Alma poursuit Elisabeth par exemple, par les postures des deux femmes.
Cette scène de poursuite établit une véritable rupture au milieu du film : les regards des deux protagonistes se sont croisés pour la première et dernière fois, sur la plage ; Elisabeth ne sera alors plus qu’un fantôme, absente, effacée derrière celle qui s’est approprié son identité - en témoigne la scène où Alma prend la place d’Elisabeth dans son couple.

Les personnages deviennent alors physiquement indépendants, toujours placés sur des plans différents, souvent dans des postures opposées. Elisabeth semble impuissante face à l’autre, isolée, mais prise de pitié. C’est maintenant elle qui doit guérir l’autre. Bergman commentera ainsi la position du personnage : "Elisabeth commence à rire, elle est tout exaltée. Elle se revoit exactement dans le rôle de Phèdre, elle croit s'entendre et se dit : quelle voix épouvantable ! Elle voit ses camarades, leurs visages maquillés - Bon sang, qu'est ce que nous sommes en train de faire ? Elle réfléchit, les mots sont inutiles, il n'y a qu'à se taire. Vous vous souvenez du premier gros plan d'elle, quand elle se retourne. Elle est debout, regarde autour d'elle, et un sourire apparaît sur son visage... Il n'y a pas de névrose dans tout ça. C'est ce qui est important chez Elisabeth. Le silence qu'elle s'impose n'est absolument pas névrotique. C'est la façon de protester d'un être fort."

L’importance du rapport à l’autre, dans ce qu’il a de négatif et d’inévitable, mais aussi comme chemin de guérison, est définitivement inscrit dans la fusion des visages des deux femmes. Alma a trouvé chez Elisabeth la force de lutter contre ses angoisses tandis qu’Elisabeth a trouvé chez Alma un désespoir suffisamment fort pour sortir de son silence forcé.

Persona
 

Persona est un film immense. Captivant par le soin apporté à l’image et aux nuances de couleurs, une habitude chez Bergman. Passionnant lorsqu’il met en image les concepts de Jung et Freud. Déroutant dans sa construction, dans l’enchevêtrement des séquences et des images.

La grande force du film réside dans sa capacité à interloquer le spectateur, et par là même à l’intégrer dans le cheminement de la réflexion de l’auteur. Cette réussite tient en grande partie au jeu des deux actrices principales, Bibi Andersson et Liv Ullmann, qui parviennent à rendre parfaitement le propos de Bergman, sans user d’artifices grossiers ou outranciers, par la simple force de leurs expressions.
Le drame ainsi mis en scène dépasse le cadre d’une intrigue situationnelle et touche à l’universel. La confrontation des deux femmes saisit alors le spectateur pour ne plus l’abandonner, générant parfois un sentiment de malaise voire une impression de voyeurisme presque pervers indubitablement lié au propos de l’auteur.

Le succès de ce film n’est ainsi pas seulement celui d’un spectacle dramatique parfaitement orchestré mais il est aussi celui d’une œuvre à la pensée forte et réellement édifiante.


PERSONA

Réalisateur : Ingmar Bergman
Scénario : Ingmar Bergman
Production : Ingmar Bergman
Photo : Sven Nykvist
Montage : Ulla Ryghe
Bande originale : Lars Johan Werle
Origine : Suède
Durée : 1h20
Sortie française : 18 octobre 1966




   

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