Suburra
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- Critique par Nicolas Zugasti le 28 décembre 2015
La cité de la violence
Un vaste projet immobilier sur le littoral d'Ostie entraîne mafieux, politiques, petites frappes et l'Eglise dans une lutte de pouvoirs sans concession. C'est ce que conte Suburra, film Noir choral rythmé par un compte à rebours apocalyptique à la narration éclatée façon puzzle parfaitement maîtrisée.
Le second film de Stefano Sollima, après le formidable A.C.A.B., est une réussite doublement réjouissante : il confirme l'émergence d'un réalisateur dont le discours frondeur et iconoclaste puise avant tout sa force dans les outils cinématographiques (cela passe pour une lapalissade en ces temps de formatage généralisé mais il est nécessaire de rappeler que le cinéma est d'abord un art visuel) et rallume la flamme d'un genre exsangue depuis son âge d'or des années 70, le poliziotteschi.
Suburra débute de façon déroutante par une succession de séquences au rendu visuel propre à chacun des personnages majeurs de l’histoire, s'attardant en détail sur chaque rouage de l'opaque mécanique. La part belle est faite à l’exposition des relations directes ou indirectes qui se noueront, la compréhension globale du projet qui les lie tous intervient ainsi par petites touches à mesure que chaque caractère se dévoile. Méthode particulièrement efficace permettant de s’attacher aux protagonistes et découvrir leurs objectifs, différents bien que dépendants d’une réussite commune : le député Malgradi veut jouir plus encore de son impunité et ancrer sa place sur l’échiquier politique ; Sebastian tente de récupérer sa villa festive des mais du malfrat roumain qui s’immisce dans l’affaire afin de gagner une certaine respectabilité ; Numéro 8 et sa compagne Viola imaginent pouvoir vivre leur amour illuminé par les lueurs d’une Las Vegas romaine ; et il y a le parrain, que l’on nomme le Samouraï, qui pousse chaque pion afin de rester maître du jeu. Seulement, le dévoiement de ces personnages engendreront des actions aux conséquences qui feront boule de neige pour devenir incontrôlables.
Quartier de la Rome antique où les tenants du pouvoir politique frayaient avec ceux du monde criminel, la suburra se perpétue de manière symbolique sous la caméra de Sollima pour qui la gangrène de la corruption et de la collusion n'est plus circoncise à un quartier, étendant son contour à l'ensemble de la ville. Vecteur de propagation de cette contagion fiévreuse incitant chacun à revoir ses ambitions à la hausse pour accroître son territoire, son pouvoir, sa puissance financière, et courroie de transmission activant différents groupuscules pour ses intérêts et ceux de la "famille", le Samouraï est le point nodal des trajectoires des autres protagonistes, sa silhouette hantant les lieux intimes où ces derniers pensent se ressourcer à l'abri. S'ils sont tous définis par un endroit spécifique établissant son pouvoir (parlement, boîte de nuit, villa clinquante, maison familiale), leur agitation pour en garder le contrôle les conduit à outrepasser leurs fonctions en s’engageant dans une voie instable.
Après les séries Romanzo Criminale (2008/2010) et Gomorra (2014/2015), Stefano Sollima continue de scruter le milieu, le rejeton de Sergio s'attachant cette fois aux répercussions de la servitude à un système aliénant. Toute forme d’émancipation y est contrariée par les liens tissés au sein de la communauté, et, paradoxalement, l’énergie déployée pour acquérir une plus grande liberté de manœuvre, une meilleure situation ou une position plus élevée ne fait que renforcer les entraves à son rêve. C’était déjà la substance d’A.C.A.B., qui suivait le parcours sinueux d’une strike team à l’italienne dont les membres s’épuisaient en malversations et exactions pour améliorer leur quotidien matériel quand leur existence se délitait. Ici, Solima accentue la portée de la tragédie en élargissant le spectre de sa narration aux représentants des pouvoirs politique, criminel et religieux. La charge est tout aussi engagée mais se montre encore plus puissante. En effet, la complexité de l’intrigue multipliant les personnages et les lieux est remarquablement orchestrée de manière à clarifier enjeux et motivations au long d’une progression fluide. Et si le rôle de l’Eglise est minime, évoqué qu’en toile de fond, son influence discrète infuse le métrage : alors que le député Malgradi est rejoint par le Samouraï dans un restaurant, on observe en arrière-plan des cardinaux prenant leur repas au même endroit. Puis il y a ces motifs renvoyant à une apocalypse biblique, le feu qui ravage les établissements en bord de mer que Numéro 8 et sa bande saccagent, et évidemment les torrents d’eau qui s’abattent sur la ville. Une pluie diluvienne, continuelle, incapable de laver les péchés. Au contraire, elle a même tendance à faire remonter les cadavres.
La nouvelle de la probable renonciation du souverain pontife demeure abordée en filigrane et n’a que peu d’influence sur le reste du récit mais permet de faire peser une menace sourde quant à la démission d’une grande figure d’autorité qui laisserait ses coreligionnaires totalement désemparés. Cela vaut donc ici pour l’Eglise mais également par extrapolation pour la classe politique majoritaire dont Malgradi est un des disciples. En tous cas, cette mise à l’écart dans l’ombre de l’Eglise permet à Solima de signifier qu’il n’y aura pas de rédemption possible. Dans ce récit noir comme l’ébène on trouve peu d’échappatoire ou de destin qui pourrait racheter un tant soit peu les actes répréhensibles auxquels chacun cède. Seul le couple formé par Numéro 8 et Viola se détache des contingences orientant le reste de la mêlée, il représente une hypothétique bouée de sauvetage dans cette cité en perdition sans représenter pour autant une classique figure lumineuse. Leur traitement est particulièrement intéressant aussi bien d’un point de vue narratif que visuel, Viola et Numéro 8 sont comme des électrons libres dont les réactions engendreront des répercussions violentes et tragiques, en particulier pour leur unité, baignés d'une luminosité artificielle, par les néons de leur night club, les éclairages d’un supermarché (lors d’une remarquable séquence de fusillade), les lumières fantasmées lorsque Numéro 8 évoque l’aménagement immobilier du littoral d’Ostie ou les baies vitrées filtrant la lumière naturelle de leur villa. La lumière crue du soleil ne peut les atteindre que lorsque ils sont obligés de se mettre à l’abri dans une cabane de pécheur, moment de forte dépression pour 8 qui souffre d’inaction hors de son milieu factice, dans la réalité, l'exposant dans son dénuement le plus absolu. Un état qui contaminera finalement toutes les figures de pouvoirs.
Ce constant souci du traitement de l’image et de sa photo, particulièrement prégnant pour le couple, s’étend à l’ensemble du métrage, donnant au troublant Suburra l'allure d'un tableau magnifique et dramatique où les âmes perdues Sebastian, Sabrina et Viola trouveront les ressources nécessaires pour venger leurs malheurs sans pour autant signifier qu’ils accéderont à  une forme d’apaisement, voire au bonheur.Â
SUBURRA
Réalisateur : Stefano Sollima
Scénario : Sandro Petraglia & Stefano Rulli d'après le roman de Giancarlo De Cataldo & Carlo Bonini
Production : Giovanni Stabilini, Riccardo Tozzi, Marco Chimenz, Gina Gardini…
Photo : Paolo Carnera
Montage : Patrizio Marone
Musique : Pasquale Catalano
Origine : Italie / France
Durée : 2h10
Sortie française : 9 décembre 2015