L'Homme Qui Tua Don Quichotte
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- Critique par Guénaël Eveno le 23 mai 2018
Les ailes du délireÂ
Sur un tournage chaotique, un publicitaire renommé est confronté à un fantôme de son passé : un film d'étudiant tourné dix ans auparavant mettant en scène un vieux cordonnier local dans le rôle de Don Quichotte.
Pressé par sa production de retrouver l’inspiration, Toby se rend dans le village, inchangé mais marqué par son film. Le plus bouleversé reste le cordonnier, qui n’a jamais cessé d’être Don Quichotte. Le vieil homme voit en son ancien réalisateur son écuyer Sancho Panza, se met en tête de le sauver et de l’entraîner dans ses aventures...
L’histoire de L’Homme Qui Tua Don Quichotte déborde largement le cadre de son pitch. Terry Gilliam porte ce projet en lui depuis 1991. Alors dans la cinquantaine, l’empathie de l'auteur de Brazil grandissait pour le personnage de Don Quichotte, vieux noble du XVIIème siècle obsédé par la littérature de chevalerie au point de fuir la réalité pour devenir lui-même chevalier. Il parcourt l'Espagne, combat le mal, défend l’opprimé, agit selon un code désuet dans un monde déjà trop rationnel. Ce décalage entre une réalité tangible et l'imagination du héros, contrebalancé par les observations terre-à -terre de l'écuyer de fortune, faisait le sel du roman de Cervantes. Souvent ridicule dans son accoutrement et dans sa folie, Don Quichotte est aussi attachant qu'intemporel. Il ne pouvait que l'être pour celui qui venait de porter à l’écran les délires chevaleresques du Sam Lowry de Brazil, les aventures fantaisistes du Baron De Münchausen et la folie de Parry (le SDF incarné par Robin Williams dans The Fisher King), trois Don Quichotte en puissance.Â
En son temps, Orson Welles avait déjà entrepris d’adapter le classique. Tourné sur plusieurs années et même après la mort de l’interprète principal, son film ne fut jamais terminé. Un malheureux présage dont ce chien fou de Gilliam ne s’embarrassa pas. La production de L’Homme Qui Tua Don Quichotte démarre en 2000 avec en tête d’affiche l’immense Jean Rochefort dans le rôle-titre, Johnny Depp en Sancho Panza et Vanessa Paradis en Dulcinée, la femme idéale de Quichotte. Un casting de rêve pour un projet qui prend vite l’eau : une pré-production sous tension, des difficultés à réunir les financements européens, les éléments qui s’acharnent sur les lieux de tournage et la maladie de Jean Rochefort forcent une équipe épuisée à boucler le tournage au bout de quinze jours. Les différents intérêts impliqués dans ce ratage rendent la reprise du projet très compliquée. Belle ironie, Louis Pepe et Keith Fulton sortiront au cinéma Lost In La Mancha, le making-of d’un film qui n’a jamais vu le jour. Ainsi, si Gilliam a pu tourner son adaptation dix-sept ans plus tard et la sortir envers et contre tout, il porte le poids de sa légende et pose la nouvelle mouture comme le remake officieux d’une oeuvre idéalisée.
Cet Homme Qui Tua Don Quichotte est un et va-et-vient permanent entre éléments du roman et références autobiographiques du réalisateur, les plus évidentes étant celles liées au tournage avorté. Le scénario original, cosigné avec Tony Grisoni, a aussi subi des modifications de circonstance : envoyant originellement le publicitaire Toby au XVIIème siècle à la rencontre de Don Quichotte, cette version 2018 remplace le voyage temporel par un retour nostalgique davantage dans l’esprit de Cervantes. Et aux livres du gentilhomme se substitue logiquement le cinéma, medium contemporain des grands récits et fantasmes puisqu'un film maudit est le centre de gravité d'une petite communauté qui va jusqu’à reproduire la protection maladroite des villageois sur le vieux fou. Se débarrassant ainsi de l’élément fantastique de la première mouture, Gilliam parvient à immerger son long-métrage dans l'univers rationnel du roman, choix audacieux qui concède un pas vers Cervantès mais prend le risque d'en dissoudre la verve dans un univers trop concret.
L’Homme Qui Tua Don Quichotte parvient pourtant à relever haut la main son défi principal : faire exister Don Quichotte dans toute sa démesure. La noirceur qui prend ses aises dans la filmographie de Gilliam depuis Tideland n’a pas émoussé son sens critique ni son originalité, mais lui fait porter un regard plus fataliste sur le monde. Bien heureusement, le film qui nous est livré est organique, se ressent plus qu’il ne se pense, et s’embrase, victorieux, lorsque survient le générique de fin. Entre temps, la touche Quichotte s’est imposée par contagion : le récit démarre dans un contexte très banal, puis opère une première rupture par la visite nostalgique du réalisateur dans le village, ponctuée de flashbacks qui dévoilent une facette plus humaine de Toby, la naissance de son Don Quichotte et la découverte de celle qui deviendra Dulcinée. Puis apparaît Jonathan Pryce, tornade virevoltante dont l’interprétation dévore tout. Jusqu’ici le rôle de sa vie était Sam Lowry, mais son irrésistible Don Quichotte parvient à éclipser le temps d'un film qu’il ait pu être un autre personnage. Gilliam peut alors s’appuyer entièrement sur lui pour embarquer son Sancho Panza de fortune, sans jamais se départir du point de vue objectif de l’écuyer.
Les rares incursions merveilleuses dans le très tangible univers du film accompagnent le glissement du publicitaire dans l’esprit de Don Quichotte, et nourriront son propos jusqu’au dénouement. Ce fléchissement trouvera en chemin un contrepoids réel mais, au fond, tout aussi factice, sous la forme d'un théâtre sordide mis au point par un magnat local, le véritable ennemi de Don Quichotte. La foire au bestiau orchestrée par ce roi moderne donne du grain à moudre au délire du cordonnier, mais renvoie surtout à l'intemporalité de la légende qui a tant plu au réalisateur. Ce monde contemporain n’est pas différent de celui de Cervantès. Il est certes plus conscient de lui-même et certain de sa supériorité, au point d’inclure la parodie d’autres époques, mais ses faiblesses demeurent les mêmes. Contre ce monde, l’enjeu n’est pas tant la victoire du cordonnier que l’émancipation du véritable héros, Toby, en qui réside la continuation de Don Quichotte. Alter ego de Gilliam, ce publicitaire au potentiel unique est le descendant de nombre de petits soldats qui se perdirent dans la quête de mentors un peu cinglés : Sam Lowry avec Jill Layton (Brazil), Kathryn Railly avec James Cole (L’Armée Des Douze Singes) et de manière plus évidente, l’animateur radio Jack Lucas de The Fisher King avec Parry. En dépit de formes opposées, c’est avec ce dernier film que l’intrigue de L’Homme Qui Tua Don Quichotte propose le plus de résonances.
Terry Gilliam ne pouvait pas se montrer à la hauteur des attentes. Il a donc réalisé un film à taille humaine qui transbahute son habituel joyeux bordel narratif et se révèle au final très attachant. Parfois arythmique, traversé de seconds rôles peu engageants (Olga Kurylenko et Stellan Skarsgaard ne sont guère aidés) et de péripéties pas toujours nécessaires, cette adaptation de Cervantès a le mérite de pas perdre de vue son objectif. Et laisse évoluer une triplette d’acteurs (Jonathan Pryce, Adam Driver et Joana Ribeiro) qui n’a rien à envier au trio Rochefort/Depp/Paradis, dégageant une fraîcheur qui peut-être aurait même été absente de la version de 2000. Cet Homme Qui Tua Don Quichotte restitue l'esprit de l'oeuvre dont il s'inspire et s'en fait même le digne passeur, se permettant en dernier lieu de caler un pied dans la porte pour la laisser entrouverte. L'homme qui tuera Don Quichotte n'est pas encore né.
THE MAN WHO KILLED DON QUIXOTTE
Réalisateur : Terry Gilliam
Scénario : Terry Gilliam & Tony Grisoni d'après Miguel De Cervantes
Production : Gerardo Herrero, Mariela Besuievsky, Amy Gilliam, Grégoire Melin
Photo : Nicola Pecorini
Montage : Terry Gilliam
Bande originale : Roque Banos
Origine : Espagne/GB/France/Portugal/Belgique
Durée : 2h12
Sortie française : 19 mai 2018