Ave, César !

Profession de foi

Affiche Ave, César !Comme la plupart des films des frères Coen, Ave, César ! se savoure à plusieurs niveaux car sous ses allures d'aimable comédie, leur dernier effort propose une réflexion passionnante sur les croyances, tel un point d'orgue à leurs trois précédentes œuvres.


Situé au début des années 50 à Hollywood, Ave, César ! s'intéresse aux difficultés rencontrées par le fixer Eddie Mannix (Josh Brolin), bras droit chargé de couvrir les frasques des vedettes de Capitol Pictures. Outre les scandales potentiels à neutraliser, il a maille à partir avec sa foi vacillante en son métier et avec l'enlèvement de Baird Whitlock (George Clooney), star du péplum à gros budget Ave, César ! (une histoire de Jésus Christ), par un groupuscule de scénaristes communistes.

De prime abord, le dix-septième long-métrages des Coen peut se définir autant comme un pastiche qu'un vibrant hommage aux productions de l'âge d'or hollywoodien, occasion pour les frangins de s'amuser avec des références cinéphiles qu'ils maîtrisent sur le bout des doigts pour mieux révéler un envers du décor pas franchement glamour rempli d'idiots que Mannix a toutes les peines du monde à contenir. La reproduction précise de morceaux de bravoure de genres alors en vogue telle la comédie musicale avec sirènes et marins en goguette, le drame en costume, le western en carton pâte, le péplum, donc, s'accompagne d'une mise en abyme d'un autre genre, le film Noir, qui infuse la diégèse et les actions de Mannix. La mise en scène des Coen et la photo de Roger Deakins donnent ainsi la part belle aux numéros d'acteurs qui s'en donnent à cœur joie entre DeeAnna Moran (Scarlett Johansson), vedette à la vie dissolue qui va être amenée à adopter son enfant à naître pour éviter le scandale d'une mère sans père, le jeune premier Hobie Doyle (Alden Ehrenreich) qui passe difficilement de ses acrobaties au lasso aux répliques ampoulées d'un metteur en scène qui ne l'est pas moins, jusqu'à la girouette Whitlock qui aura tôt fait d'être converti à la cause de ses kidnappeurs avant de retrouver le droit chemin du studio après l'intervention musclée de Mannix. Ce dernier est lui-même en proie à un doute profond quand se présente l'opportunité d'un job moins stressant et mieux payé.

Ave, César !

Entre méta-film (la vie sur les plateaux), satire de la réalité (certains des personnages sont des références à des personnes réelles) et critique acerbe de ce petit monde en vase-clos, les Coen composent une fresque sophistiquée à la musicalité précise où se mêlent slaptstick, screwball comedy et gags à retardement reposant sur le langage. Au-delà du raffinement des reproductions proposées, Ave, César ! est surtout le récit de conversions idéologiques, artistiques et métaphysiques où images d'Epinal et iconoclastes se télescopent dans un joyeux fatras. En tous cas, difficile d'y apposer un discours condamnant cette période ou au contraire une déférence absolue. Ave, César ! se situe au-delà du bien et du mal.

Ave, César !

Les frères Coen se sont déjà aventurés à discourir ouvertement sur le cinéma en 1991 avec Barton Fink. D'obstacle en panne d'écriture, Fink va être contraint de s'interroger sur l'opportunité sinon de changer du moins de repenser sa "religion" dans cette Babylone moderne qu'est Hollywood. Auteur de théâtre engagé aux velléités artistiques prononcées, Fink se heurte à la manière dont Lipnick, le patron du studio Capitol Pictures (déjà !), qui vient de l'engager en tant que scénariste, envisage le scénario où l'efficacité des effets (les sentiments que l'histoire induit) prime avant tout. Ave, César ! prolonge cette réflexion en s'intéressant non plus aux affres de la création mais à leur concrétisation en tant qu'œuvres, en tant qu'images signifiantes. Ici, la religion est abordée en tant que foi accordée aux icônes, et cela implique aussi bien Dieu que le cinéma. Les Coen questionnent donc la croyance en des représentations, un ballet aquatique chorégraphié au millimètre, une chevauchée acrobatique, le reflet de la lune qu'un fermier tente d'attraper dans le film que deux jeunes vedettes du studio sont en train de regarder ou la manière de montrer Jésus dans le péplum à gros budget contant la conversion au christianisme du centurion romain interprété par la star Baird Withlock. Si Mannix, l'homme à tout faire de Capitol Pictures, invite les représentants des cultes à s'exprimer sur le sujet, c'est pour éviter toute récrimination a posteriori et valider une représentation finalement tout aussi valable que celles émises par les différents protagonistes présents autour de la table, établissant ainsi qu'il n'y a pas que les tenants de l'industrie hollywoodienne pour se montrer iconoclaste.

Ave, César !

On peut être plus ou moins sensible à cet Ave, César ! mais il demeure dans la manière dont les Coen aborde l'âge d'or hollywoodien, autre mythe fondateur de l'Amérique que leur filmographie ne cesse de questionner, d'éprouver. De la sorte, Ave, César ! peut s'envisager comme un remarquable prolongement de leurs trois précédents films dont il propose une résolution aux questionnements soulevés.
Larry Gopnick, le rationnel forcené de A Serious Man, tente de trouver des réponses à ce qui lui arrive en se tournant vers les récipiendaires des mystères de la foi. Mais les "réponses" obtenues de la part des rabbins le plonge un peu plus dans la confusion. Le questionnement existentiel auquel il est confronté (comment obtenir une chaire universitaire ? Comment combler sa femme ? Comment tenir tête à l'amant et son voisin ? Bref, comment devenir a serious man ?) est sans cesse brouillé par les métaphores sibyllines et cryptiques reçues (les dents du goy recouvertes d'inscriptions Yiddish) et leur absurdité (le conte du Dibbouk ouvrant le métrage). Larry ne sait plus à quel saint se vouer, à quelle ligne de conduite se conformer. Tout simplement, à quoi se rattacher.
S'oppose ainsi dans True Grit la ferveur le Mattie Ross qui lui a permis d'acquérir un langage châtié et inhabituellement développé pour une gamine de quatorze ans. A la recherche du meurtrier de son père, elle s'entiche d'une vieille gloire de l'Ouest, Rooster Cogburn, et du marshall texan LaBoeuf pour parvenir au bout de sa quête. Une quête en premier lieu vengeresse mais qui doit surtout lui permettre de trouver un homme au cran comparable au sien (le fameux true grit du titre). Le parcours de Mattie interroge donc les figures mythologiques du western et leur capacité à perdurer, à inspirer de nouvelles générations. La fin amère voyant Mattie retrouver vingt-cinq ans plus tard la trace de Rooster devenu un personnage de cirque illustre à la fois la perte de leur pouvoir attractif et la fin des idéaux qu'ils incarnaient. Là encore, à quoi se raccrocher désormais pour trouver un sens à son existence ?
Avec Inside Llewyn Davis, les Coen s'intéressaient à un loser magnifique à la poursuite de la réussite, et de son talent, symbolisés par le chat dont il a la garde. Salement malmené tout du long, Llewyn erre sans boussole, sans grande figure à laquelle se confronter pour évoluer. De cette dérive l'enfermant dans un cycle immuable de la défaite, il ne pourra se relever qu'en embrassant l'injonction faite à Larry Gopnick d'accepter le mystère, d'accueillir avec simplicité ce qui lui arrive. Ce qu'il semble consentir en lançant un "au revoir" à la silhouette de l'homme qui vient de le corriger. Sans doute la meilleure chose à faire lorsque l'on a n'a plus la foi en son talent (fuyant), le destin (qui s'acharne) et ses rêves (qui s'effilochent).
A ces interrogations parcourant ces trois films, Ave, César ! tend à trouver une issue via le cinéma, ultime source d'inspiration encore vivace.

Ave, César !

Mais attention, ne pas briser l'illusion ! Dans Inside Llewyn Davis, le héros éponyme passait à côté de son rêve, voguant d'un moment de grâce à la disgrâce. Les personnages d'Ave, César ! effectuent ce cheminement en un claquement de doigts. Le temps d'un numéro magistralement interprété (la sirène DeeAnna Moran), d'une posture iconique idéologique (la figure de proue communiste Burt Gurney qui singe le tableau Washington Crossing The Delaware en rejoignant un sous-marin russe) ou d'une tirade enflammée (Baird Whitlock aux pieds du Christ), ils captivent indéniablement l'attention mais finissent par briser la magie, la suspension d'incrédulité qui s'était installée (Scarlett jetant sa couronne factice, Tatum perdant l'équilibre, Clooney oubliant le dernier mot de sa réplique), révélant l'artificialité, opérant un basculement brutal de l'autre côté du miroir. C'est là qu'intervient le boulot d'Eddie Mannix : restaurer, faire perdurer le plus longtemps possible cette magie du septième art, et la foi que l'on peut accorder à ses images. 

Ave, César !

Et la crise de foi menace Mannix, partagé entre sa situation quasi démiurge au studio et un poste plus confortable offert par le représentant de l'entreprise aéronavale Lockheed. Les parcours de Larry, Mattie et Llewyn s'apparentent à de véritables odyssées avec leur lot d'adversités insurmontables. Celui de Mannix est tout aussi empreint de ce caractère mythologique puisqu'il est confronté à des puissances plus ou moins aisées à manœuvrer afin d'assurer la bonne marche de ce paradis artificiel dessiné par les contours du studio. 
Une traversée du désert montée en parallèle avec la disparition de la vedette Whitlock, retenu prisonnier par un groupe de scénaristes communistes qui aura tôt fait de lui retourner la tête : il s'accapare leur discours, se convertit rapidement à la cause prolétarienne et à la lutte contre l'idéologie impérialiste insufflée par la Mecque Hollywoodienne. Lorsque Withlock revient au studio et commence à asséner à Mannix les tenants de son illumination, il est remis en place par ce dernier avec une paire de gifles. On pourrait penser qu'ainsi les Coen balayent promptement tout problème dans l'industrie du rêve pour se ranger du côté de l'Empire. Mais ce n'est pas l'illustration d'une forme de compromission de la part des frangins mais plutôt la confirmation, par ce geste énergique du fixer, que ce qui importe n'est pas ce qui se passe en coulisses mais le résultat à l'écran, capable de transporter, d'inspirer son audience. Les Coen réaffirment la puissance des images, l'immanence du cinéma, la croyance en ce médium. Mannix a retrouvé la foi, moins en son métier de garde chiourmes qu'en son utilité pour préserver les bases de ce temple de l'illusion.

Ave, César !

Tourmentés par leurs affres existentiels, les héros de A Serious Man, True Grit et Inside Llewyn Davis sont frappés in fine et in extremis par un châtiment divin : Larry, en acceptant de changer la note d'un de ses élèves fait advenir une tornade ; Mattie, en cédant à la vengeance froide par l'exécution du meurtrier de son père, perd son bras droit après une morsure de serpent ; Llewyn se fait molester dans l'arrière-cour du Gaslight Cafe par un mystérieux homme qui s'avère être le mari de la chanteuse folk dont il avait perturbé la prestation. Dans Ave, César !, toute incarnation divine est absente de l'écran. Un carton inséré dans les rushes de Ave, César !, le film dans le film, précise d'ailleurs qu'elle est en cours d'échafaudage (soit un work in progress).
Ave, César ! se termine sur un dernier plan s'élevant au-dessus du studio arpenté par Mannix, la caméra fixant une trouée de lumière au loin à travers les nuages. Le signe de la manifestation divine d'un quelconque Dieu du cinéma ? Une figuration du propre statut des frères Coen ?, manière ironique et méta-discursive de montrer qu'après tout ils sont les maîtres de l'oeuvre ici mise en scène. 
Dieu a disparu, mais reste le cinéma, cette lumière venant du fin fond de l'obscurité qui vient éclairer les mornes existences.




HAIL, CESAR !
Réalisation : Joel & Ethan Coen
Scénario : Joel & Ethan Coen
Production : Marc Platt, Steven Spielberg, Adamn Somner, Jeff Skoll...
Photo : Roger Deakins
Montage : Roderick Jaynes
Musique : Carter Burwell
Origine : Etats-Unis
Durée : 1h46
Sortie française : 17 février 2016




   

Commentaires   

+1 #1 Hubert 30-06-2016 10:37
votre texte critique et analytique est brillant, bravo!
0 #2 Nicolas Zugasti 04-07-2016 23:59
Merci Hubert !

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