Michael Mann : Le cinéma fois dix

Mann with a movie camera

Michael Mann

La quintessence du cinéma se situe probablement dans la propension de certains de ses plus éminents praticiens à connecter l’intime et le global dans une transcendance réciproque.


L'immersion du spectateur devient alors la condition fondamentale de l’articulation entre la subjectivité de l’individu et le monde dans lequel il évolue. 
Or, chez Michael Mann il s’agit d’une question esthétique à part entière, l’alpha et l’oméga d’un cinéma qui a toujours orchestré la confrontation d’individus en quête de libre-arbitre avec le système dans lequel ils évoluent. Tels les ultimes vestiges d’une humanité indomptable, qui redouterait plus que tout l’aliénation du quotidien et la soumission au mouvement de l’histoire, les héros "manniens" se situent à la marge du monde qu’ils traversent sans jamais vraiment y appartenir, comme s’ils ne pouvaient exister que dans un entre-deux indicible, zone de sauvagerie régie par les autodidactes qui y évoluent.

Heat
De fait, tout l’enjeu du cinéma de Mann réside dans la conciliation entre cette volonté de percer l’écorce du monde avec la dimension intimiste qui imprègne son cinéma, particulièrement au cours de ces fameuses pauses introspectives reconnaissables entre mille (au point que l’on ne compte plus ses copycats plus ou moins appliqués). Pour cause, si Michael Mann demeure l’un des réalisateurs les plus admirés et copiés, c’est aussi en raison d’une démarche synthétisant deux courants considérés comme antinomiques : le grand cinéma narratif américain, auquel il apporte sa pierre et dont il reprend certains thèmes emblématiques (la frontière, la confrontation à la modernité d’hommes épris d’une liberté primitive, la conservation de ses principes face à la pression sociale…) côtoie les expérimentations formelles héritées du ciné-œil, concept fondé par le cinéaste soviétique Dziga Vertov au début du XXème siècle, et dont l’œuvre matricielle L’Homme A La Caméra en constitue le manifeste le plus éloquent. Ancêtre du cinéma-vérité, le ciné-œil appelait notamment à ne pas façonner le cinématographe à l’aune de la reproduction de la fiction dramatique bourgeoise perpétuée par le théâtre, et le mettre au service de sa véritable vocation, à savoir prendre la vie sur le vif, colmater les imperfections de l’œil humain en capturant ce qu’il ne pouvait percevoir. Bref, dévoiler le monde tel qu’il se refuse au regard du commun des mortels à une époque où l’harmonie de l’imaginaire collectif avec le progrès mécanique extrapolait l’avenir de l’homme dans la machine.

Lui aussi grand artisan du progrès technique, qui n’a jamais eu de cesse de repousser les limites du faisable pour assouvir son jusqu’au-boutisme artistique (y compris en terme de grammaire, ses gros plans en focales ultra-courtes défiant parfois les conventions admises du cadrage), Mann a trouvé dans le numérique le boulevard pour concrétiser ses envies de cinéma les plus insensées. Pionnier depuis
Ali d’expérimentations qui étaient alors chasse gardée des sociétaires de festival (type Lars von Trier ou Gus Van Sant), Mann aborde le numérique comme outil lui permettant de redéfinir la dichotomie apparente qui structure sa démarche. A la fois freak control notoire (Tom Sizemore raconte qu’il était même concerné par la couleur des chaussettes de son personnage dans Heat) et esthète à la sensibilité exacerbée désireux de traduire un état indicible du monde à travers la subjectivité de ses personnages (un peu à la façon d’un Terrence Malick), Mann a toujours recherché à simuler l’accident, la spontanéité instinctive de l’événement au sein d’une scénographie chorégraphiée au figurant près. Comme si l’hyperréalisme recherché par son auteur ne pouvait souffrir d’aucune aléatoire, à la fois pour préparer le terrain de la fiction et faire le lit de ses velléités ontologiques. Dompter le chaos du monde et le suspendre à sa vision, interrompre le mouvement des choses pour en saisir l’instant prégnant : rien n’échappe à la caméra inquisitrice de Michael Mann, qui semble traquer l’abstraction nichée dans le décor comme elle scrute les états d’âmes de ses acteurs.

Ali
Cette propension à caractériser l’essence de ses personnages avec une économie qui réduit souvent le temps de présence de certains seconds rôles à leur portion congrue (quand bien même ceux-ci sont campés par des acteurs d’envergure) est sans doute ce qui a incité son cinéma à entamer une mue l’emmenant vers des terrains de plus en plus isolés des structures narratives traditionnelles, à plus forte raison depuis son passage au numérique. Comme si le cinéaste avait décidé d’imprimer la dimension existentielle de son cinéma à même la texture de l’image, celle-ci renvoyant les récits aux multiples points de fuite potentiels dégagés par l’ultrasensibilité de la caméra aux sources de lumière qui composent le cadre. On se souvient à quel point la patine visuelle de
Collateral offrait une résonnance quasi anthropologique aux thématiques de l’auteur, qui colonisaient les ressorts codifiés d’un récit honnêtement scénarisé. Mais ce qui aurait pu être la matière d’un excellent film-concept se transforme sous l’impulsion du réalisateur en odyssée au sein d’un Los Angeles qui semblait tomber le masque, à mesure que l’expressionnisme exacerbé de ses étendues confrontait les personnages à leur introspection. Comme si, en définitif, la bulle de protection que constituait le taxi ne parvenait pas à endiguer la peur de leur propre reflet renvoyé par l’extérieur.

Collateral
Au fond, Collateral ne faisait que participer à l’éclosion esthétique d’une note d’intention qui parcourait le cinéma de Mann depuis ses débuts, jusqu’à sa cristallisation dans Heat au détour d’une scène au cours de laquelle Pacino et De Niro s'observaient des deux côtés d’une même caméra de surveillance, le moniteur renvoyant au premier la silhouette du second sous un filtre infrarouge. Formidable instant en suspension durant lequel le braqueur apparaissait dans toute sa primitivité, dévoilant l’animal caché derrière le costume, comme un fauve qui se ferait surprendre dans ses œuvres. Collateral ne fonctionne pas autrement, l’effervescence délétère se dégageant de l’agencement atypique de Los Angeles (également abordée dans cet article) jaillit littéralement de l’objectif, donnant à voir la sauvagerie de l’ensemble, et par extension l’angoisse intériorisée des personnages contraints de s’aventurer dans ces espaces interdits.

D’espaces interdits, il en est doublement question pour
Miami Vice, et des deux côtés de la caméra, Michael Mann n’ayant au fond jamais cessé de ressembler à ses personnages dont le refus obsessionnel de la compromission les projette dans une fuite en avant, le résultat comptant moins que l’intégrité de la ligne de conduite, y compris lorsqu’il s’agit d’un blockbuster hype à deux cent millions de Dollars. Dans le cas de Miami Vice, Mann prend en effet le risque d’ouvrir la narration à l’abstraction de son écrin esthétique, au point de tutoyer à certains instants une sorte d’état limite de la fiction. Dire que le film ne tend pas la main au spectateur est un euphémisme : Mann entre dans le vif du sujet en faisant fi de toute exposition (du moins dans sa version cinéma), les personnages ne se livrent qu’au détour de bribes de dialogues ici et là, l’intrigue nébuleuse lance des pistes appelées à ne jamais être résolues… Mann efface le plus de traces possibles de construction dramatique, élague tout ce qui est superflu pour une appréhension purement sensorielle des choses et des êtres, y compris des personnages dont la caractérisation épurée à l’extrême se définit exclusivement dans l’action, comme s'il prélevait une tranche de vie d’un quotidien appelé à perdurer, ainsi que le suggère son plan final. De ce point de vue, Miami Vice constitue le double négatif de Heat, film choral hyper-écrit, où le spleen existentiel de chacun résonne dans une constellation commune.

Miami Vice
Ironiquement, c’est par une croyance presque mystique dans la puissance d’évocation de son médium que Mann s’autorise à assécher la matière dramatique de son film. Pour preuve, les seconds rôles traversent l’écran comme des silhouettes mais n’ont paradoxalement jamais autant existé, Mann redéfinissant les paramètres de leurs occupations de l’espace sans trahir leur identité narrative. Ainsi, les gestes les plus "vertoviens" du film sont ces instants ou la mise en scène isole les personnages dans leur intimité, les surprend au détour d’un geste, un sourire de Rita révélant sa complicité avec Sonny, le regard embué de José Yero, son amour insatisfait, pour Isabella, un plan de dos pour nous suggérer la colère destructrice de Jesus Montoya… Le réalisme revendiqué par le dispositif mis au service de la vérité des personnages, contrairement aux épigones de l’esthétisme de prise sur le vif qui ne se soucient justement pas de ce qui est pris et font reposer le poids du réel sur ses gimmicks visuels interchangeables.
Mann met sa propension à placer le spectateur en communion avec les personnages au service de son économie dramatique. Plus que jamais, il s’agit de ne pas obstruer sa profession de foi de réalisateur : matérialiser la nouvelle circulation des flux à l’aune de la nouvelle donne mondialisée, Mann dilatant plus que jamais un espace dont la profondeur ne semble plus avoir de limites, comme si les ramifications de l’intrigue se perdaient dans ces territoires écrasant les personnages par leur étendue sans fin. Le réalisateur intègre organiquement cette dimension à sa narration, les personnages étant en définitif réduits au périmètre d’action sur lequel se concentrent des enjeux qui leur sont personnels (le sauvetage de l’être aimé pour l’un, la vengeance pour l’autre). D’où un climax forcément déceptif face à l’ampleur entraperçue de l’univers dans lequel évoluent les protagonistes, résolument impuissant à y faire face.

Grand thème mannien par excellence, la fabrication de sa propre fatalité résonne dans la conception du
Public Enemies, qui sans renouer avec la radicalité expérimentale de Miami Vice, prend néanmoins à revers l’image du film de gangsters dans l’inconscient collectif. Opposant à la tentation de l’imagerie muséale du genre comme source d’identification à la plongée apnéique dans l’environnement de son personnage (le gangster John Dillinger), Mann malmène une nouvelle fois les points de repère du public, habitué à prendre mesure de la distance historique induite par la nature même de ces récits, avant de l’occulter pour laisser la fiction produire ses effets. Or, non seulement l’usage des caméras numérique lui refuse cette immersion par la distanciation préalable, mais l’embarque au rythme frénétique du parcours de son personnage, qui semble consumer sa vie avant de rencontrer sa fin, qu’il sait inéluctable… Une nouvelle histoire de fuite en avant, marquée par une narration contaminée par la frénésie de son héros, enchaînant les événements et les séquences comme une échappatoire à un immobilisme mortifère. D’une certaine façon, Mann produit un effet d’hyperréalisme relayé dans cette contraction du temps, aux antipodes complets des conventions du film en costume, Public Enemies prenant racine dans l’instantanéité de l’action, donnant à ce morceau d’histoire de l’Amérique une urgence prégnante, sensitive. Actuelle.

Public Enemies
On l’a compris, chez Mann le numérique ne saurait se réduire à un moyen pour crédibiliser le contexte de la fiction, un peu comme le font les convertis aux ersatz taylorisées du cinéma-vérité, régurgitant leur grammaire frelatée (gros plans en shakycam, montage à la serpe et mise au point approximatives au menu) pour prendre les sens du spectateur en otage à travers une impression de réel travestissant les codes du documentaire. Ici, le dispositif imite les paramètres de l’œil humain pour cristalliser à l’écran ce qui appartenait autrefois à un ressenti diffus, les sensations les plus aériennes et volatiles de l’homme assailli par les questions émanant de sa contemplation du monde trouvant un espace où se déployer à l’écran. Partir de l’hyperréalisme de la représentation pour s’imprégner de l’abstraction du monde : le paradoxe synthétique de Mann dans toute sa splendeur, qui répond presque aux souhaits du théoricien Jean Mitry qui appelait à l’émergence d’un cinéma émancipé de l’héritage dramatique du théâtre afin de produire des récits dont les événements inventeraient leur propre logique narrative depuis les spécificités du cinéma.

Hacker
Un vœu qui trouve écho quarante ans plus tard dans la démarche de Mann qui continue d’affirmer sa profession foi avec son dernier né, le formidable Hacker. Ici, Mann semble découvrir une nouvelle dimension territoriale avec les circuits informatiques, matérialisés par ces plans numériques indispensables pour donner corps à ces nouveaux canaux de communication déréalisant toujours plus l’espace. Mais avec son héros à la fois geôlier de cet espace fuyant et homme d’action à l’aise dans la confrontation concrète, Mann vient peut-être pour la première fois de sa carrière de trouver un personnage capable de surfer sur les flux, de trouver sa place dans une abstraction de données qui continuera d’échapper au commun des mortels. De là à parler de renouveau, il n’y a qu’un pas… 





   

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