Creep

Métro, barjot, crado

Affiche Creep

Il y a certaines soirées que l’on ne peut se permettre de manquer : une soirée où serait présent George Clooney, par exemple. Et quand une de vos bonnes copines possède des entrées pour cette soirée VIP et vous propose de vous y emmener, vous vous dites "it’s going to be a night to remember".


C’est ce que se dit Kate (Franka Potente, plus girl next door que jamais)… du moins avant de se rendre compte que cette fameuse "bonne copine" l’a plantée au cocktail d’où elles étaient censées partir ensemble,  pour se rendre toute seule à la fameuse soirée. Bien décidée à rencontrer le beau George quoi qu’il advienne, Kate décide d’aller tout de même à la soirée. Problème : pas de taxi. Il ne reste plus à Kate qu’à prendre le métro. Seulement voilà : le métro, c’est bien pratique, sauf quand on s’endort sur le quai et qu’on se réveille une fois la dernière rame passée.
Kate avait raison depuis le début : ce sera effectivement une nuit qu’elle n’oubliera pas de sitôt.


LE BÛCHER DES VANITÉS
Les films d’horreur sont à la mode, mais il est assez édifiant de constater la vanité ou plus exactement l’inanité de ceux-ci. Les Scream et la vague de slashers qui en découlent sont en effet d’une prétention sans nom à se croire si supérieurs à leurs prédécesseurs. Dans un registre plus récent, la série des Hostel est également un bel exemple de cette prétention incroyablement mal placée. Cette vanité en devient d’autant plus pathétique lorsque les vrais amateurs de cinéma s’aperçoivent à la vision des "anciens films" que les p'tits nouveaux pompent le plus souvent des plans entiers de ces classiques auxquels il est "rendu hommage". Ne prenons comme exemple que Faculty (qui reste assez fun cependant) ou encore le plus francophone Calvaire ("On en parlera encore dans dix ans…" selon certains critiques cinéma. Hum…).

Mais c’est davantage l’inanité des films récents qui est frappante, leur une absence de sens. Une "vanité"» en la comprenant comme "caractère de ce qui est vain".
Des exemples ? Toute la vague récente de remakes.
A quoi bon ? Massacre A La Tronçonneuse version 2004 nous montre ainsi le cul et les seins d’une actrice à la mode chez les ados. Mais à part ça, rien. Rien de cette folie ni de cette critique chlorhydrique de la nature humaine contenue dans le chef-d’œuvre de Hopper. Et les remakes s’ensuivent, moins ou moins réussis : Dawn Of The Dead (pour le meilleur), House Of Wax, Amytiville, Fog, tous les films de trouille asiatiques…
Problème : cette absence de fond, de contenu se retrouve également dans des films d’horreurs récents "originaux" (comprendre : qui ne sont pas des remakes). La série des Saw en est un exemple symptomatique : bourrés d’emprunts voyants et de fausses bonnes idées, jouant sur une ambiance wannabe poisseuse, réalisés de manière pédante et crispante. Tout ça pour pas grand-chose au final. Des films qu’on a déjà vus de nombreuses fois, et en bien mieux. C’est un peu le syndrome du mauvais cuisinier : ce n’est pas parce qu’on connaît (ou qu’on croit connaître) les ingrédients que le plat sera forcément réussi.
Cette vanité, Creep en est totalement dépourvue. Sans prétentions, que ce soit question casting (à part Franka Potente, on ne reconnaît personne), budget ou à tout autre niveau, Creep se permet même de se moquer ouvertement de cette vanité/inanité en s’en servant comme support scénaristique. Car si Kate se retrouve enfermée dans le métro, c’est en voulant se rendre à tout prix à une soirée où serait peut-être présent George Clooney, et ce dans l’espoir vaguement formulé de se l’envoyer. Dans le style "profondeur des motivations du héros", on a rarement fait plus limité. Et Kate de rire d’elle-même (et donc, de cette ridicule vanité) en se rappelant tout cela une fois coincée dans le cul-de-basse-fosse immonde du monstre hantant les couloirs du métro. Creep reste donc humble par rapport à son statut de film d’horreur, tout en évitant les écueils contre lesquels s’échouent la tête la première les autres films du même genre. Mais cette humilité ne veut pas forcément dire manque d’ambitions. On ne parle pas ici d’ambitions déplacées ou démesurées, telles que celles que l’on peut parfois lire dans les interviews de certains réalisateurs ("Alors là, je me suis inspiré de tels et tels réalisateurs*… blablabla…"*. Comprendre : "J’ai pompé plan par plan certaines de ses scènes"). Creep a avant tout l’ambition de faire peur. Hé bien, le moins que l’on puisse dire, c’est que le contrat est rempli. Et, cerise sur le gâteau, Creep n’est pas dépourvu d’une critique sociale très intéressante et actuelle.


L’ART URBAIN
"J’espère que ce truc brun qui flotte est une vieille barre de chocolat"

Freakazoïd

C’est bien connu : les personnes responsables de situations merdiques sont rarement celles qui en assument les conséquences. Creep en est une nouvelle illustration : le spectateur qui fait partie du "monde du dessus" est confronté à ce qu’il ne veut pas regarder : les déchets de la société. La merde, pure et simple. Et les égoutiers chargés d’empêcher que cette merde ne remonte à la surface n’ont même pas leur mot à dire par rapport à leur situation sociale : ainsi, un des deux égoutiers sur lesquels le film s’ouvre est un repris de justice qui fait ce job parce qu’il lui a été imposé dans le cadre de sa libération conditionnelle.

Creep est un film qui nous parle des personnes qui assument les merdes des autres. Pas parce qu’elles le désirent, mais parce qu’elles n’ont pas le choix.
Ainsi, si on a cité les égoutiers, on peut aussi parler de l’héroïne Kate : d’une certaine manière, elle aussi se chargera de "traiter" un déchet dont elle n’est pas responsable. Le monstre. Le Creep.

Tenez, parlons de Kate justement : après l’ouverture du film nous présentant les égoutiers, on nous transporte sans transition de l’autre côté de l’échelle. Nous voici dans une soirée fashion : le contraste flashe, au même titre que la robe de Kate.
A la poursuite d’une étoile (littéralement), Kate quitte cet endroit pourtant agréable et finit par vouloir prendre le métro. C’est la première confrontation entre les deux mondes : Kate est à un distributeur d’argent et un clochard lui demande de la monnaie. La réponse cynique de Kate cingle, symptomatique de la vision qu’a le monde de Kate sur celui du clochard : "c’est un distributeur de billets, pas de monnaie. Va faire la manche à côté d’une cabine téléphonique". Les deux mondes et la barrière qui les sépare sont ainsi clairement définis. Pourtant, Kate passera imperceptiblement de l’autre côté de la barrière. Ne trouvant pas moyen de se déplacer en surface, elle devra s’enfoncer dans les profondeurs de la ville. Dans les profondeurs de la société. Le geste est symbolique : devant la machine à tickets de métro, elle rentre en conflit avec une dame collet monté (la haute société personnifiée). Kate coupe court au conflit en achetant son ticket à une SDF, Mandy, et ce faisant elle rentre dans le monde de cette dernière. Au fil de la nuit, Kate va comprendre ce que c’est que d’appartenir à cette "sous-partie" de la société, à cet "underworld". Il est d’ailleurs intéressant de noter que le premier véritable danger que Kate court vient de quelqu’un de "son monde" : Guy, un de ses collègues, la suivra dans le métro et tentera de la violer avant d’être interrompu par le Creep.

Creep
 

Les gens du dessus n’aiment pas assumer leurs responsabilités, on l’a vu.
Ainsi, une fois coincée dans les tunnels du métro, Kate demandera l’aide de la SDF qui lui a vendu son ticket d’entrée, Mandy, ainsi que du compagnon de celle-ci, Jimmy. En faisant cela, Kate demande en gros à Mandy d’assumer après l’avoir fait entrer dans son monde (alors qu’après tout, c’était la décision de Kate d’acheter le ticket). Mais à la différence des gens du dessus, Jimmy aidera effectivement Kate (bon, contre du fric quand même… c’est un clodo, pas un philanthrope). On peut raisonnablement se poser la question : si la situation était inversée, si Mandy et Jimmy était venu réveiller Kate chez elle, leur aurait-elle apporté son aide ? Les réflexes de la société dont on fait partie sont difficiles à perdre : alors que Jimmy la conduit au poste de sécurité, il raconte à Kate sa vie et ses ennuis. Celle-ci le rabroue et avoue son désintérêt total devant son récit. Et là, le regard et l’expression de Jimmy sont parlants : méprisant devant tant d’ingratitude, Jimmy lui crache "Tu sais que t’es drôlement gonflée ?". Car qui a le plus besoin d’aide dans l’histoire ? Qui a besoin de qui ?
Illustration des règles de société qui changent selon l’endroit : le monde du dessus prône l’individualisme (la copine de Kate qui lui promettait une place pour la soirée VIP la laisse tomber en fin de compte) alors que l’underworld est forcé de recourir à l’entraide (le chacun pour soi menant inéluctablement à la mort). Kate étant coincée dans l’underworld, elle passe à un autre champ de règles en vigueur et doit s’y adapter.

Mais plus encore, Kate fera aussi l’expérience du regard des autres, de ceux du monde du dessus : lorsqu’elle appelle le poste de secours après avoir amené un Guy (son collègue violeur) en piteux état sur le quai, elle doit subir la méfiance, voire l’hostilité du responsable de la sécurité. Ce dernier refusera même d’appeler des secours sans avoir vu le blessé ("Vous pourriez être des toxicos") : résultat, Guy meurt… mais le responsable sécurité également.
Et le final continue sur cette lancée. Après être passée par tout ce que la société a produit de pire, Kate arrive sur le quai du métro dans un état lamentable. Seule avec le chien de Mandy, elle voit entrer les premiers navetteurs sur le point d’entamer leur journée de travail. Kate est assise sur un coin du quai et ne distingue que les pieds de ces gens : leur monde de sécurité et de certitude lui est inaccessible désormais.
Un d’entre eux la voit et lui donne quelques pièces, comme à une SDF. La boucle est bouclée. Mandy morte, Kate a pris sa place : la nature a horreur du vide. Kate fait désormais partie du monde souterrain, que ce soit par rapport aux autres (son apparence) ou par rapport à elle-même (elle sait ce que la société a produit et a du faire face aux conséquences : elle connaît l’envers du décor).


L’ART DE L'HORREUR
"Oui… Oui… Tu auras peur… Tu AURAS peur…"
Yoda, L’Empire Contre-Attaque

Si des dangers guettent le réalisateur, le cinéphile et le critique ne sont pas à l’abri non plus. Ils courent un danger bien particulier, et fort insidieux : celui d’être blasé. Le domaine du film d’horreur est tout aussi sujet à ce phénomène : après avoir vu de nombreux films d’épouvante, on en arrive bientôt à penser que plus rien ne fait peur. On ne sursaute plus. Et ce n’est pas la "qualité" des récents films d’horreur qui incite à changer d’idée. C’est là que Creep crée la surprise : on a peur. Le glauque est bien là. Poisseux, horrible, jusqu’au-boutiste, surprenant, impensable, les qualificatifs se bousculent à la vision de Creep. Pourtant, tout comme Kate lorsqu’elle rentre dans le métro, on croit avoir tout vu en entrant dans la salle. On fait encore partie du "monde d’en haut". Et Creep réussit alors le tour de force d’entraîner dans ses profondeurs non seulement Kate, mais également ses spectateurs. Très fort.

L’horreur est ainsi maîtrisée de bout en bout et joue sur tous les tableaux. Plus que remarquable, Creep en devient même fascinant. Cela commence par un refus total de toute distanciation par rapport aux personnages présentés, car elle désamorcerait toute la tension que les scènes d’horreur tentent de créer. Cette distanciation est souvent introduite par un humour malvenu (auquel les films d’horreur récents recourent bien trop souvent). Si Creep n’est pas totalement dépourvu d’humour (souvent assez noir, d’ailleurs), le film reste assez intelligent pour le réserver à des instants spécifiques et l’évacue totalement des scènes de trouille. Ainsi, on n’est parasité par aucun "ralentisseur" : il n’y a que la peur. Un signe ne trompe pas : il est symptomatique de constater que lors de certaines scènes-qui-font-peur, des rires nerveux naissent parfois dans les salles. C’est un moyen d’auto-défense devant la peur. Mais une chose est sûre : lorsque le Creep "opère" Mandy dans une scène inouïe de glauque malsain, plus personne ne rit.
Il y a aussi le refus du twist final habituel.

La terreur a de nombreuses natures : Creep va les explorer une à une. La peur "physique" : la peur de la douleur. Dans Creep, on a mal. Les morts sont abominables, on hurle, on supplie, on rampe, on agonise. Une illustration entre mille : une petite scène sans réelle importance nous fait faire la grimace. Kate est noyée jusqu’au cou dans les égouts et constate qu’un de ses ongles est cassé à même la peau, puis se l’arrache. L’espace d’un instant, on repense à la victime dans le puits de Jame Gumb du Silence Des Agneaux, lorsqu’elle découvre les ongles enfoncés dans les parois de son puit de désespoir. Mais ce n’est encore rien. A ce titre, l’"opération" de Mandy atteint les profondeurs de l’horreur. Et la mort de l’égoutier noir n’est pas plus douce.

Creep
 

Trop souvent, les films de trouille récents se contentent de recourir à l’effet du "bouh-t’as-eu-peur-hein ?" (aka "effet bus"). Pas forcément inefficace, mais primaire et finalement assez facile. Creep ne dédaigne pas cet effet, mais le pousse encore plus loin : la première vision du visage du monstre reste ainsi gravée dans la mémoire. La scène est classique : l’héroïne est poursuivie par le monstre. Elle se réfugie dans un endroit qu’elle croit sûr. Elle éteint la seule source de lumière. L’écran est entièrement noir. Ne reste plus que la respiration oppressée de l’héroïne. Et sans que rien ne nous y prépare, l’écran noir s’éclaire soudain : face-à-face du spectateur avec l’horreur pure et simple. Aucune barrière, aucun garde-fou, aucune défense : rien que le visage du monstre. Le spectateur, pris par surprise, n’a plus le choix. Il DOIT faire face. Il DOIT regarder. Les yeux ne se ferment que bien trop tard. Bref, le spectateur est devenu l’héroïne. Nietzsche l’a dit mieux que moi : "Lorsque tu regarde les abysses, n’oublie pas que les abysses aussi te regardent".

Avant cette vision cauchemardesque, le film aura tout aussi subtilement joué sur les anciennes peurs de tout un chacun : la peur de l’inconnu, du noir, la claustrophobie (on est dans le métro, c’est pas vraiment la Moria). Ainsi, on ne verra le monstre qu’assez tard dans le film : l’imagination des spectateurs étant une de ses meilleures armes, le réalisateur n’hésite pas à la faire fonctionner (Spielberg ne faisait pas autre chose dans Jaws ou dans Jurassic Park). Ne sachant pas ce qu’est exactement le monstre, on pense à beaucoup de choses. Cette imagination se démultiplie grâce à un autre effet de réalisation fort réussi : pendant toute la première partie du film, on ne voit rien du monstre si ce n’est les conséquences de son apparence et les effets de celle-ci sur les gens qui le voient (les visages terrorisés des égoutiers, de Mandy…). Qu’est-ce qui peut faire peur à ce point ?

Mais l’horreur a d’autres visages : le stress de l’attente, par exemple. Le bon vieux "le monstre est là, mais où se cache t’il bon Dieu ?!" est utilisé avec parcimonie et toujours de manière efficace. Ainsi, une scène pétrifie de par sa maestria : l’égoutier et Kate tentent de s’enfuir de l’antre du Creep en passant par un mur troué. Ils entendent un ricanement. L’égoutier lève les yeux : le Creep les regarde à travers une fente d’aération du plafond. La dernière course de Kate vers la liberté en est un autre superbe exemple : on sait que le monstre est là, on nous le montre… mais on tremble quand même. Cette implication pour les personnages est d’ailleurs une autre grande réussite de Creep, presque un tour de force dans ce genre de film : on se doute que la plupart va y rester et pourtant on espère sincèrement qu’ils vont s’en sortir.

L’horreur esthétique n’est pas laissée de côté : sans aucune frime inutile, tout le film nous plonge dans le glauque, le suintant, le crade, le dégueu. On n’est pas dans les égouts aseptisés, voire proprets, des Tortues Ninjas, ici. Les égouts, dans Creep, c’est la merde. Tout ce que la société a pu produire de rebut s’y trouve. Et pour survivre, les héros vont devoir plonger dans les tréfonds de l’immonde : ainsi, Kate passera de cage en cage en nageant sous l’"eau" pour échapper au Creep. On nous met face à face avec le côté de nous-mêmes que l’on n’a pas vraiment envie de voir : une ville, c’est aussi ça. Et au final, on tire aussi la chasse sur vous. Parfois même de votre vivant (les SDF Jimmy et Mandy).
Ce réalisme se retrouve aussi dans le design du monstre : Creep nous offre ainsi le monstre le plus frappant des dix dernières années. Effrayant, pathétique, pervers, cauchemardesque, le Creep est tout cela et bien plus encore. Il n’en est que plus horrible qu’il est baptisé : son nom est Craig. Le film ne nous permet même pas de déshumaniser la menace. On ne peut même pas dire "le monstre". C’est un homme et il porte un nom.

Creep
 

Horreur encore et toujours : certaines idées du scénario, totalement impensables, renvoient à un jusqu’auboutisme absolu qu’on ne retrouve que dans certains chefs-d’œuvre de l’horreur. Revoir cet état d’esprit que l’on croyait révolu dans un film récent fait un bien fou. On découvre donc, hébété, que Craig a été abandonné tout jeune enfant, limite nourrisson, dans les égouts et qu’il a du se débrouiller seul pour survivre. Sans bla-bla explicatif inutile (encore un point fort du film), certaines images paralysantes nous font comprendre tout le background de Craig : le visage de Craig devant les embryons d’enfants du laboratoire souterrain, la photo de Craig tout jeune avec le médecin, son bracelet d’identité comme en ont les nouveaux-nés… Le pire étant peut-être le mimétisme que Craig a développé : avant de "traiter" Mandy, Craig reproduit ainsi sans les comprendre tous les gestes préopératoires qu’il a vu faire lorsqu’il était enfant, allant jusqu’à se passer les mains sous le robinet alors que celui-ci ne coule plus depuis longtemps… Le réalisateur touche ici l’épure que seuls les plus grands parviennent à atteindre : raconter une histoire et faire comprendre tout un pan scénaristique uniquement grâce à des images.
Mais cela ne s’arrête pas là : certaines scènes font preuve d’une inventivité rare et extrêmement rafraîchissante. A ce titre, lors d’une course éperdue à travers les couloirs labyrinthiques des égouts, la caméra file. On croit suivre les pas des deux fuyards (Kate et l’égoutier) en caméra subjective. Soudain, deux silhouettes viennent à notre rencontre : grosse frayeur ! Mais il s’agit des deux fuyards en question. Depuis le début, la caméra ne les suivait pas mais allait à leur rencontre. Sacrément efficace. Il y a aussi la scène du "réveil" de Mandy sur la table d’opération, avec à l’avant-plan Kate et l’égoutier croyant la pauvre Mandy morte et décidant de continuer à fuir et à l’arrière-plan cette même Mandy qui tente vainement de les appeler au secours.

Mais le pire de tout reste à venir. L’égoutier noir est sur le point de battre à mort Craig et à ce moment, ce dernier se met à parler. Il demande pitié… mais sans comprendre les mots qu’il utilise : il ne fait que répéter ce que Mandy lui disait avant qu’il ne l’"opère". D’une abomination et d’une perversité sans nom, cette scène est pétrifiante de par son intensité et de par la quantité d’enjeux dont elle représente le moment-clé. Le monstre s’humanise d’un seul coup (il parle ! et très distinctement ! gros choc vu que jusque là, il ne poussait que des horribles cris inarticulés) et les héros ne savent plus quoi faire. Mais il y a pire : on comprend alors que Craig sait qu’il fait le mal. Car s’il se sert pour sauver sa peau des phrases de Mandy, c’est qu’il sait que Mandy lui demandait pitié. Craig savait donc ce qu’il faisait. Cette scène crée donc une horreur a posteriori, effet peu commun. Et le jeu des acteurs, en tout point parfait, rajoute une couche dramatique à la scène : le visage horrifié et déformé par la rage de Kate lorsqu’elle comprend que les mots que Craig prononce ne sont pas les siens et que la pitié qu’il implore, il l’a lui-même refusée à Mandy, ce visage est inoubliable.
Enfin, Creep nous fait goûter à une terreur bien particulière, celle du survival. C’est bien simple, on n’avait plus ressenti cela depuis… Massacre A La Tronçonneuse, premier du nom (le seul, l’unique). Putain, trente ans !


L’ART DE L'ALCHIMISTE
Réalisation au couteau, effets spéciaux parfaits, photographie démentielle, décors crédibles, persos soignés, scénar sans compromis, acteurs totalement impliqués : Creep a tout pour lui. Il faut ajouter à cette avalanche de qualités un esprit référentiel discret, mais qui lorsque l’on s’y penche souligne encore la clairvoyance des responsables du projet.
Comme on vient de le dire, Creep de par sa maîtrise totale dans l’horreur fait immanquablement penser à Massacre A La Tronçonneuse. Ces deux films partagent d’ailleurs quelques points communs : l’exploration d’un monde que l’on croit connaître (la campagne profonde/le métro), la découverte de l’envers du décor (avant d’arriver dans notre assiette, la viande est un animal/quand on tire la chasse, nos déjections vont bien quelque part), la charge contre notre propre condition d’"être civilisé", l’héroïne seule survivante mais changée à tout jamais. Le rat des champs MALT a trouvé son cousin le rat des villes : c’est Creep.

Si MALT constitue les fondations référentielles, d’autres grandes inspirations sont discernables dans Creep. Et celles-ci sont loin d’être uniquement cinématographiques : les jeux vidéo et les séries télés y ont aussi leur place. Ainsi, si le design de Craig n’est pas sans rappeler le terrifiant Nomak de Blade II, le chef-d’œuvre de Del Toro, on ne peut s’empêcher de penser à deux grandes figures monstrueuses de la série télé X-Files (meilleure série fantastique de tous les temps, inutile de le rappeler, mais je le fais quand même)(nd nicco : non t'as raison, faut toujours le rappeler) : Eugene Tooms et l’étrange créature des égouts aperçue dans l’épisode L'Hôte. Si l’apparence à proprement parler de Craig est fort éloignée de celles de ces deux personnages, le traitement et l’approche qui leur sont réservés sont assez similaires. Quand à l’ambiance du film, elle trouve des échos dans le jeu vidéo Silent Hill (ah, cette lampe qui clignote dans la salle d’opération…) ou encore dans la série Kingdom Hospital de Lars von Trier. Creep accumule ainsi les références, mais, marque des grands films, parvient à les sublimer et à les intégrer, à les fusionner en un tout unique et cohérent. En sortant de la salle, en retirant le DVD du lecteur, on soupire de satisfaction : "ça, c’est un vrai film d’horreur". Depuis combien de temps ne vous êtes-vous plus dit cela ?

En rendant ses lettres de noblesse à un genre que certains ne considèrent que comme une quantité négligeable, Creep dépasse sa condition de "simple film d’horreur". Il souffle sur les braises d’un feu sacré qu’un trop plein de navets avait presque éteint. Espérons juste que l’on ne doive pas attendre à nouveau trente ans avant de voir un autre film d’une telle trempe.


CREEP 
Réalisateur : Christopher Smith
Scénario : Christopher Smith
Production : Julie Baines, Jason Newmak, Barry Hanson…
Photo : Danny Cohen
Montage : Kate Evans
Bande originale : The Insects
Origine : GB / Allemagne
Durée : 1h25
Sortie française : 4 mai 2005




   

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