Alice

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Affiche Alice

Réalisateur de l’étrange s’il en est, Jan Svankmajer l’est autant dans sa manière d’aborder le cinéma que dans les thèmes qu’il choisit.

Son oeuvre est à ce point éloignée de tous les codes traditionnels du septième art qu’il conviendrait presque de créer une catégorie à part entière pour ce cinéaste hors-norme. On lui a souvent attribué l’étiquette "surréaliste".

L’exercice souvent trop scolaire de la biographie n’est donc ici pas inutile pour comprendre l’œuvre. Svankmajer a avant tout une formation plastique – la création de décors dans un premier temps – et théâtrale – puisqu’il a longtemps été marionnettiste au sein d’une illustre troupe tchèque, inconnue par ailleurs dans nos contrées trop occidentales. Son œuvre cinématographique ne prendra forme qu’au début des années 60, après son mariage avec une peintre surréaliste, Eva Dvorakova. Décors, marionnettes et peinture, tout l’univers de Svankmajer est déjà là.

Alice
 

Il est difficile d’aborder Svankmajer par un côté en particulier, mais on peut déjà parler des thèmes chers à cet homme. Au travers d’une trentaine de court-métrages, Svankmajer explore la mécanique des éléments naturels et humains ; il procède par stop motion et anime les éléments de notre quotidien dans des prises de vue réelles. Pierres, plantes, poupées prennent vie, l’environnement chez Svankmajer n’est jamais un ensemble inerte. Chez Svankmajer rien n’est laissé au hasard, depuis le décor des scènes, puisque celui-ci participe à l’animation, jusqu’à la bande sonore, aux bruitages et à leur agressivité plus ou moins expressive – c’est le cas dans Alice notamment (on y reviendra).
Cette maîtrise totale de l’environnement sonore et pictural et des symboles lui permet une immense liberté d’expression. Svankmajer crée ainsi une Histoire naturelle, un jardin, un appartement, des jeux de pierre, un court-métrage consacré uniquement à la nourriture… et bien d’autres bizarreries qui forment un bestiaire unique. La première référence à Alice intervient en 1971, dans un court-métrage consacré au Jabberwocky. Dès lors, les films de Svankmajer deviennent de plus en plus expérimentaux, explorant les possibilités du dialogue en douze minutes, ou filmant des "viandes amoureuses" dans une vidéo d’une seule et unique minute. Le format extrêmement libre choisit par Svankmajer participe aussi de sa liberté d’expression.

C’est en 1988 que Svankmajer sort son premier long-métrage. Quatre-vingt quatre minutes d’animation pure qui viennent consacrer plus de vingt ans d’expérimentations diverses et variées, de mélange de réalité et d’absurdité. Le thème choisi n’est pas anodin : adaptation de l’œuvre de Lewis Carroll, Alice n’est rien d’autre qu’une déconstruction progressive du décor. Là où dans n’importe quel autre film, le héros progresse dans un environnement stable au sein duquel interviennent des péripéties plus ou moins attendues, c’est l’environnement lui-même qui malmène Alice tout au long du film de Svankmajer. Celui-ci peut profiter de l’absurdité de l’œuvre originale pour transgresser tous les codes de la narration, changer de mise en scène d’une séquence à l’autre. On voit ainsi Alice poursuivre le lapin blanc dans un théâtre de marionnettes au milieu du film avant de la retrouver dans un décor beaucoup plus normal pour une œuvre cinématographique sans que le réalisateur, à tort ou à raison, ne se soucie de la cohérence des lieux.

Alice
 

Là où la mise en scène se révèle vraiment intéressante, où la liberté prise par l’auteur prend tout son sens, est dans le collage des éléments : décor, animation et bruitages se fondent pour recréer l’ambiance du livre de Lewis Carroll. L’œuvre de Svankmajer n’est donc pas qu’un délire ininterrompu mais répond bien à une obligation de fond et de narration ; le tchèque réussit alors là où tout le monde a échoué, de Disney à Burton, retranscrire le puits sans fond d’Alice Au Pays Des Merveilles, sa créativité et son absurdité, réussir à perdre le spectateur sans l’emmener dans un imaginaire enfantin et appauvri.
En effet, tout dans Alice converge vers l’ambiance inquiétante et dérangée du livre. Le décor tout d’abord, en perpétuelle évolution, qui enferme Alice, la comprime, la perd. Ce décor menaçant la prive donc de tout repère spatial. Tantôt trop grand pour elle, tantôt trop étriqué, il reflète le mal-être de la petite enfance, se vit comme un cauchemar. Mais le trouble est d’autant plus grand que le cinéaste se cantonne à son rôle de conteur : il crée le rêve mais ne l’interprète pas, assumant entièrement le surréalisme de son œuvre. Le style Svankmajer est d’autant plus adapté à l’œuvre qu’il fait appel à des objets anodins, ceux qui terrorisent le plus l’enfant dans ses rêves. La peur naît chez l’enfant de l’incompréhension du monde qui l’entoure. La peur naît soit de l’inconnu – dans la plupart des cas au cinéma – soit d’éléments tellement réels et présents au quotidien qu’ils en deviennent inquiétants lorsqu’on les manipule. C’est le cas de l’œuvre de Lewis Carroll.

Excellente, la version de Svankmajer l’est aussi par son exploitation des bruitages. Aigus, râpeux, brefs et rauques, les bruitages sont tous représentatifs des violences souvent suggérées que subit Alice – se couper avec des ciseaux, un couteau, heurter une table semblent soudain bien plus violents qu’une scène sanguinolente de
Die Hard. Les dialogues sont minimisés, voire absents. L’horloge du lapin blanc tourne incessamment sans être interrompue par des dialogues superflus. Seule Alice vient ponctuer le récit par une phrase répétée souvent, "said the white rabbit", qui rappelle à la fois l’origine littéraire de l’œuvre et le cauchemar duquel Alice ne peut se débarrasser. Cette phrase récurrente donc est accompagnée d’un gros plan sur les lèvres d’Alice, qui fait partie d’un bon nombre de symboles implicitement sexuels présents dans le film et qui viennent renforcer l’aspect malsain et inquiétant du récit, rappelant les peurs enfantines d’Alice.

Alice
 

Il y aurait encore certainement matière à dire sur cette Alice, notamment sur son étrange place dans le film, à la fois actrice du film et spectatrice, semblant totalement perdue, étrangère et repoussée par le monde dans lequel elle évolue, autre réussite de la mise en scène de Svankmajer.
On peut être hermétique à l’étrangeté du métrage, mais on ne peut cependant lui reprocher la parfaite cohérence de sa mise en scène et son adéquation avec l’œuvre originale. Premier film d’une courte série – Svankmajer adaptera notamment Faust un peu plus tard – il est possible de les voir sur YouTube dans leur intégralité.

NECO Z ALENKY
Réalisateur : Jan Svankmajer
Scénario : Jan Svankmajer d'après la nouvelle de Lewi Caroll
Production : Hannes Bressler, Peter-Christian Fueter…
Photo : Svatopluk Maly
Montage : Marie Zemanova
Bande originale : Ivo Spalj, Robert Jansa
Origine : Tchécoslovaquie
Durée : 1h26




   

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