La Traque
Razorback to the roots
Le cinéma de genre français à petit budget continue envers et contre tout son petit bonhomme de chemin, enchaînant les échecs en salles (françaises) en même temps qu’elle défriche une imagerie jusque là inexplorée dans l’histoire de la cinématographie du pays qui engendra le cinéma.
Et l’évolution du phénomène vers une plus grande maturité semble être la règle, malgré les prédictions d’extinction de la New French Wave depuis quelques mois, y compris dans le milieu professionnel et de la presse spécialisée (Cf. l’éditorial French Losers du Mad Movies n°235) .
Après un report de la date de sortie de près d’un an pour ne pas entraver celle de La Meute, Captifs et Le Village Des Ombres, La Traque d’Antoine Blossier arrive en plein crépuscule, teinté d’incertitude : est-ce l’aube ou le retour vers les ténèbres du cinéma d’horreur français ? Alors que le polar (1) semble être le meilleur moyen de faire du genre en France, en partie grâce à ses figures d’autorité (Melville, Verneuil, Lautner, Audiard), le cinéma d’horreur a-t-il enfin trouvé son identité ?
Une nuit, des cerfs se jettent sur la clôture électrique d'une exploitation agricole. Apercevant des traces de morsures sur les cadavres des animaux, les propriétaires de l'exploitation comprennent qu'un prédateur sévit dans les bois alentours. Décidée à le chasser, la famille d'agriculteurs s'enfonce au coeur de la forêt voisine. Stupéfaits, ils constatent que la nature environnante se meurt, ravagée par un mal inconnu...
UNE FINITION AU POIL
Proie est un des points d’orgue du savoir faire qui s’est développé autour des conditions de production difficiles du genre : un budget serré d’un peu plus de deux millions d’euros et moins d’un mois de tournage pour concrétiser à l’écran des visions fortes nécessitant des moyens complexes. Un état de fait que l’équipe du film a admirablement tiré à son avantage.
Le scénario tout d’abord, a été largement remanié par ses deux auteurs Antoine Blossier et Erich Vogel, sacrifiant le spectaculaire, présent à l’origine du projet, pour descendre au niveau de la production, sans toutefois y sacrifier ses ambitions. Les relations entre les personnages ont été resserrées et retravaillées afin de satisfaire la logique narrative et les contraintes de tournage, à mesure que La Traque s’éloignait du survival épique pour se rapprocher du drame familial.
En effet, La Traque raconte comment le citadin Nathan (Grégoire Colin) se confronte à l’univers campagnard de sa belle famille, propriétaire d’une usine chimique dont sa femme, Claire, (Bérénice Béjo) est le fer de lance. Une famille qui cache en son sein de lourds secrets, qui ne tarderont pas à se matérialiser par une bande de sangliers bien vénères au cours d’une partie de chasse cauchemardesque.
L’adage galvaudé “s'intéresser aux personnages” y trouve ainsi une expression cinématographique : les personnages sont les points de projection du spectateur, mais avant tout à l’aide d’un travail de mise en scène rigoureux. La caméra adroite de Blossier relie avec une dynamique rare les membres de la famille pendant la mise en place, ces derniers étant par ailleurs interprétés de façon remarquable (loin des précédentes oeuvres pâtissant pour la plupart d’une direction d’acteurs approximative). Une chorégraphie qui va dévoiler les tenants et les aboutissants du conflit qui se mène en secret.
Le travail sur le son n’est pas en reste en terme de spatialisation de l’action, ainsi que les effets spéciaux, un habile mélange de CGI discrets (une centaine de plans dont un foie, des châteaux d’eau, des liquides physiologiques en tout genre) et d’effets physiques comme les animatroniques des sangliers tueurs. Une qualité rendue possible grâce à l’implication de l'équipe de qualité qu'Antoine Blossier a réussi à fédérer autour de lui : No man’s land et Pascal Molina, Plug Effects, le directeur de la photographie Pierre Aïm...
EN PROIE AU DOUTE
Cette logique de cinéma est conservée sur toutes les strates de La Traque. Ainsi, l'élément perturbateur fera littéralement basculer le personnage principal dans les ténèbres tandis que les focales s’allongent, entraînant le spectateur dans le cauchemar des pulsions libérées. Le point de vue se concentre sur Nathan, qui devient alors la victime et le spectateur de l’explosion de violence, notamment au cours de la scène de l’arbre, où Blossier soumet avec finesse les aléas de la production ("comment tourner deux jours de travail en deux heures ?") au service de sa vision.
La dualité marque l’ensemble du projet : des instigateurs eux même (Blossier / Vogel) aux personnages (le héros médecin / sa femme chimiste) en passant par ce jeu des caméras. Ce système d’opposition est en quelque sorte la note d’intention La Traque : l’idée que le salut du cinéma français est dans l’acceptation de son héritage. Alors qu’A L’Intérieur ou Martyrs se sont construits en réaction à toute la cinématographie nationale, les auteurs de La Traque clament haut et fort leur amour pour Claude Chabrol.
Ainsi, la conscience du refoulé semble être une bonne voie vers la maturité du mouvement, en y éliminant les symptômes de conversion qui ont marqué le cinéma français d’horreur dans son désir d’éradiquer sa filiation naturelle. Une démarche nouvelle déjà affichée par La Horde de Yannick Dahan et Benjamin Rocher l’an dernier.
La Traque est donc un excellent film de genre français, qui porte en lui les clefs d’une harmonie cinématographique française. Un travail amorcé par les précédentes oeuvres (et par des théoriciens du cinéma passés à la pratique le plus souvent). Le personnage de la Femme (souvent enceinte), pathognomonique de l’immaturité du mouvement, s’extrait enfin de son expression purement pulsionnelle.
Cependant l’avortement du mouvement est de plus en plus évoqué malgré les signes encourageants d’une naissance réussie après une gestation difficile. Ceci soulève plusieurs questions : qu’en est-il du financement de ce cinéma, qui ne fonctionne pas en salle mais dont les marchés (étranger, vidéo et VOD, chaînes câblées) existent ? Pourquoi un manque de transparence total dans une industrie de l’image, conditionnée par elle ? Pourquoi ce travail journalistique et critique n‘existe pas ?
La Traque démontre avec force que cette génération d’auteurs talentueux expérimente comme très peu en France : réécriture, triple climax, sound design hérité de Ben Burtt et de Walter Murch, réflexion mythologique et sur lui-même, travail de mise en scène... Autant de procédés au service d’une histoire inhabituels en France. Et toujours plus de mépris de la part du milieu français, tourné sur son nombril pendant que la plupart de ses espoirs déserte le pays pour exister.
(1) Longtemps nommé Proie, le film d'Antoine Blossier dut changer de titre pour ne pas être confondu avec le polar La Proie d’Eric Valette.
LA TRAQUE (PROIE)
Réalisateur : Antoine Blossier
Scénario : Antoine Blossier & Erich Vogel
Production : Olivier Oursel (Quasar Picture) & Jean-Marie Delbary
Photo : Pierre Aïm
Montage : Nicolas Sarkissian
Bande originale : Romaric Laurence
Origine : France
Durée : 1h25