Cosmopolis
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- Critique par Nicolas Zugasti le 28 mai 2012
Krach test
Cronenberg n’a plus rien à raconter. D’ailleurs, il ne raconte plus rien. Pas même la liquéfaction du capitalisme, toile de fond du roman de Don DeLillo ici adapté, ramenée à la condition de son chantre le plus accompli, Eric Packer.
Seulement, si Cosmopolis se rêve œuvre d’art abstraite, la baudruche a vite fait de révéler sa fatuité. A l'image du désastreux Twixt de Coppola.
Le virage plutôt bien négocié dans le genre gangsters avec A History Of Violence et Les Promesses De L’Ombre a fini dans l’impasse A Dangerous Method qui déjà préfigurait une déchéance en germe dès Spider (voire Existenz) et que Cosmopolis met à jour de manière embarrassante. Embarrassant oui, car même si Cronenberg n’a plus la même rage et ne provoque plus le même frisson qu’à ses débuts ou au meilleur de ses formes (Videodrome, Chromosome 3, Le Festin Nu), on était prêt à le suivre, à accepter sa mue en auteur mainstream reposant encore vaguement sur ses motifs et obsessions (A History... et Les Promesses… donc). Au moins, ses images préfiguraient encore les tourments et la quête intérieurs de héros en déséquilibre entre deux mondes réversibles où les mutations et transformations assuraient le passage de l’un à l’Autre (soit ce qui sous tend, en plusieurs variations, sa filmo). Des images dont la puissance ne dépendait pas des mots.
Or, Cosmopolis, ce n’est que des mots et très peu d’images, d’ailleurs fallacieusement intégrées entièrement dans la bande-annonce (on exagère, mais à peine). Une B.A plutôt alléchante, qui promettait un retour d’un Cronenberg plus concerné avec un objet à la Gaspar Noé mâtiné de Bret Easton Ellis. Mais au final, ne restent que les mots, d’un autre, ceux de Don DeLillo apparemment inchangés de son livre éponyme (si l’on en croit ceux l'ayant lu), comme littéralement projetés, et plus l’apparence de l’Autre soulignant ainsi l’inanité du travail d’adaptation, sinon absent, pourtant nécessaire dès lors que l’on change de médium. Si cela peut fonctionner couché sur papier (le livre et surtout son auteur sont qualifiés de prophétiques), à l’écran les tunnels interminables de dialogues noyant l’évidence dans une logorrhée toujours plus alambiquée assomment par leur prétention et leur vacuité (quelques exemples en un Tumblr).
Le tout dans l’écrin d’une statufication absolument effarante (plans fixes, champ / contre-champs) confinant au néant abyssal. Un énorme trou noir en somme où se trouve plongé le spectateur. Ou pire, en paraphrasant Nietzsche, c’est l’abîme qui regarde en nous.
Un espace où l’on n’entendra pas crier le spectateur de mettre fin à son ennui mais où l’on entendra penser le critique. L’avantage face à du vide, c’est que pour le combler, l’esprit va turbiner à plein régime et pour les plumes les plus enclines à cet exercice cela sera un vrai plaisir de plaquer sur le métrage tout ce que l’on a bien voulu y voir. Ce qui donnera lieu à de plus ou moins intéressantes démonstrations de lyrisme interprétatif mais perdant alors de vue l’objet de l’analyse pour se concentrer sur l’analyse. Il n’est pas question ici de remettre en cause la subjectivité et le ressenti de chacun mais la manière parfois précieuse d’appliquer une grille de lecture coût que coûte.
Si le film de Cronenberg laisse perplexe, c’est par le désintérêt engendré, l’absence de cinéma et la multiplication des avis rivalisant de qualificatifs d’admirations et d’explications. Comme si la critique contemporaine voulait racheter les errements passés face aux OVNIS de Cronenberg. A moins que cela soit seulement l’assouvissement de la tentation psychanalytique soumise par le film. Après tout, le parcours d’Eric Packer le menant, dans sa limousine high-tech d’un blanc immaculé, à travers les rues de New York en proie au chaos, jusqu’à son coiffeur est une exploration de la psyché de ce surdoué de la finance, questionnant ses actions (en tant qu’agissements et titres bancaires) et ses répercussions. L’espace clos de la limousine se prête à ce jeu introspectif, les diverses personnalités (en tant que personnages et personae) qu’il reçoit en tête à tête peuvent être envisagées comme autant de facettes de l’intéressé. La limousine blanche (bientôt recouverte de graffitis mais protégeant toujours ses occupants) est comme une véritable bulle spéculative, image symbole double puisque représentant aussi bien une finance déréglée que le lieu où Eric spécule sur sa vie. Et à mesure que le véhicule circule, le monde alentour implose, Cronenberg donnant à voir de fugaces images (d’un cheap consommé) à travers les écrans télévisuels de la limo (enterrement d’un rappeur emblématique, mutilation sur un plateau télé du directeur du FMI) ou ceux représentés par les vitres où l’on distingue l’agitation extérieure échappant à tout contrôle (le responsable de la sécurité d’Eric frappant des manifestants, des membres d’un groupe prédisant la catastrophe apocalyptique exhibant leur fétiche, un rat géant). Des images alors vues à travers des cadres de forme oblongue rappelant un œil.
L’extérieur se délite et Eric bascule dans la paranoïa, se persuadant que quelqu'un attente à sa vie jusqu’à rencontrer cette personne, dont la gémellité est surlignée pendant vingt minutes de parlotte. Au milieu de tout ça, il y a les rendez-vous qui se succèdent (sexuels, médicaux, stratégiques, etc.) ponctuant mollement de longs échanges verbaux insignifiants. Tout est tellement lisse, impassible que l'ensemble est interprétable à loisir. La froideur clinique a toujours été l’apanage du cinéma de Cronenberg, seulement elle n’excluait pas les émotions. Or ici, tout est si affreusement glacé que rien ne transparaît. Elle n’est pas seulement poussée à son paroxysme, elle engendre une totale neurasthénie de par l’absence de point de vue, de regard de cinéaste. Soit tout ce qui le sépare d’un autre cinéaste qui était disposé à une attention clinique aussi développée, Stanley Kubrick.
D’ailleurs, on peut rapprocher Eyes Wide Shut de Cosmopolis, tout deux hantés par la traversée d’une ville, la déshérence de leur héros qui voit leur monde mental chamboulé, s’effondrer, muer et donner de plus en plus de corps à leur fantasme de complot. Seulement voilà , le rapprochement se borne essentiellement à des motifs communs et pas à la manière de les mettre en scène. Car l’inquiétante étrangeté que Kubrick inocule au voyage onirique et ésotérique de Bill Bradford au moyen de ses images, Cronenberg l’effleure lui en se contentant de fixer l’inexpressivité de Pattinson psalmodiant ses dialogues. Il n’y pas d’enjeux autrement plus excitants que ce que les personnages expriment verbalement. Subsiste toujours un lien charnel, organique mais ténu que l’on peut lier au dérèglement à l’œuvre mais la prostate asymétrique d’Eric qui pourrait renvoyer à la difformité utérine de Faux Semblants n’est qu’une rare et ridicule réminiscence de la filmo passée de Cronenberg.
Habituellement, Cronenberg réussit toujours à adapter les écrivains jugés inadaptables, que ce soit Stephen King (Dead Zone), William Burroughs (Le Festin Nu) ou J.G Ballard (Crash). Mais ici, il se contente de filmer ses acteurs réciter les lignes écrites par DeLillo, comptant sur les spectateurs pour faire le reste.
Mais apparemment, lorsqu’il s’agit de se mesurer frontalement à une ambition psychanalytique, Cronenberg perd tous ses moyens. Avant Cosmopolis, il y a eu A Dangerous Method sur la rencontre entre Freud et Jung et surtout Spider, pensum prétentieux ressassant avec roublardise une imagerie des plus simpliste. Et Cosmopolis est finalement la version actualisée de ce dernier où le centre de la toile des méandres des pensées du héros est figurée par cette limousine, cœur du système réticulaire. On pensait pourtant Cronenberg sauvé de la spirale infernale autiste dans laquelle semble avoir sombré David Lynch.
Plus que le cercueil d’Eric Packer, cette voiture est le cercueil du cinéma de Cronenberg traversant les restes épars de son univers cinématographiques entraperçu à travers les vitres et dont il ne demeure que quelques résidus inactifs. C’est d’autant plus embarrassant que c’est Cronenberg lui-même qui conduit le cortège funèbre tandis que ses thuriféraires se réjouissent et applaudissent au passage.
Au fond, Cosmopolis est comme une excroissance génétique de la femme de Chromosome 3 exsudant ainsi les plus brutales pulsions refoulées, un enfant informe à la laideur sidérante matérialisant les mauvais penchants de son cinéma.
COSMOPOLIS
Réalisateur : David Cronenberg
Scénario : David Croneneberg d'après le roman de Don DeLillo
Production : Paulo Branco, Martin Katz, Renee Tab, Joseph Boccia…
Photo : Peter Suschitzky
Montage : Ronald Sanders
Bande originale : Howard Shore
Origine : France, Canada, Portugal, Italie
Durée : 1h48
Sortie française : 25 mai 2012