Agora
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- Critique par Nicolas Zugasti le 15 janvier 2010
Planète hurlante
Dans l’Antiquité, l’agora était le centre de la vie sociale, un lieu où il faisait bon se promener, échanger, philosopher… Pour Amenabar, l’agora ultime c’est la Terre, un endroit où les gens devraient apprendre à vivre en bonne harmonie. En contant le destin tragique d’Hypatie d’Alexandrie, l’espagnol signe un film philosophique parfaitement accessible mais terriblement pessimiste.
Le surdoué ibérique a toujours donné une grande importance aux femmes dans sa filmographie. Ce sont elles qui se démènent pour révéler ce qui est caché, faire éclater la vérité, lever le voile de la confusion. Il s’intéresse donc désormais à la mathématicienne, astronome et philosophe Hypatie qui refusera jusqu’au bout de se soumettre au dogme religieux, préférant la raison à la passion, tel un phare éclairant les esprits de ses élèves au milieu de la bibliothèque d’Alexandrie. Alors que l’Empire romain est sur le déclin, la suprématie des païens supplantée par des chrétiens de plus en plus nombreux, elle persévérera dans ses recherches sur le mouvement des planètes, le salut émanant de la connaissance plutôt que de la reconnaissance d’un Dieu, quel qu’il soit. Alors que les chrétiens prennent violemment possession de la ville et détruisent indifféremment tout symbole païen et construction intellectuelle siégeant dans la grande bibliothèque, Hypatie parviendra à sauver quelques précieux documents afin de poursuivre ses travaux. Elle s’attirera de fait les foudres du chef religieux Cyrille voyant d’un très mauvais œil l’influence que ses théories exercent sur le nouveau Préfet de la ville, Oreste, un de ses anciens élèves converti au christianisme par pure volonté politique plus que par ferveur. Ayant perdu son père tué dans la bataille et ses disciples, elle conservera malgré tout son inextinguible soif de savoir qui la détournera de toute vie sociale communément admise (amour, parentalité). Cette liberté de penser a malheureusement un prix et Hypatie le paiera de sa vie.
UNE FEMME HYPATANTE
Bien que s’intéressant à l’histoire de cette scientifique, Agora ne peut être considéré comme un biopic de même que ses spectaculaires scènes de combats (de massacre devrait-on dire) ne peuvent entièrement définir le film comme un péplum. Il est tout cela à la fois et bien plus encore. Car l’ambition d’Amenabar était d’articuler son récit autour de préoccupations philosophiques sur les notions de tolérance, de croyance, de foi, de doute, aptes à relier des considérations cosmiques et intimes. Et il y parvient admirablement, mêlant harmonieusement émotions, réflexions et grand spectacle. Ce qui frappe d’emblée est la reconstitution grandiose de la cité, théâtre d’affrontements sanglants et idéologiques. Et amoureux. Oui, car tout se noue autour des relations amoureuses entre Hypatie, son élève Oreste et son esclave secrètement épris de sa maîtresse, Davus. Chacun est attiré et gravitera autour de la belle intellectuelle selon les mouvements planétaires pensés par Ptolémée, en cercle autour d’un centre fixe et à distance respectable sans jamais parvenir à vraiment s’en approcher. Oreste tentant la séduction (il compare Hypatie à la perfection du cercle) et Davus l’érudition (il fabrique un mobile représentant le mouvement des planètes selon Ptolémée). Echouant à l’intéresser, ils emprunteront des chemins divergents, Davus épousant même par dépit cette nouvelle foi chrétienne. Affligée de voir les anciens "frères" se déchirer et s’entretuer, Hypatie tentera bien de mettre en garde contre la folie aveugle animant les représentants des cultes (juif, païen ou chrétien peu importe, Amenabar ne montre aucune préférence) luttant ardemment pour l’exclusivité de leur divinité. Tandis qu’ils approuvent les saintes écritures, Hypatie elle remet sans cesse en doute son propre enseignement et ses écrits de références. Et au lieu d’attendre une réponse venant des Cieux, Hypatie la cherche dans les étoiles, se réfugiant dans son étude des astres. La clé est de parvenir à ouvrir son horizon et non se prostrer dans l’obscurantisme et les superstitions. Hypatie l’a bien compris et Aménabar aussi.
Et afin de parfaire sa démonstration, le madrilène va user d’une mise en scène proprement stupéfiante puisqu’elle explicitera comme elle déterminera les enjeux de cette histoire aux terribles correspondances actuelles.
ELLIPSE SOLAIRE
En premier lieu, la quête individuelle d'Hypatie, dont l'enjeu est d'élargir la pensée du groupe afin d'envisager de nouvelles perspectives, est illustrée par la répétition de ces travellings irréels partant de l'espace, se dirigeant vers la Terre et plongeant jusque dans son antre. Amenabar lie ainsi le macro et le micro-cosmique et montre leurs possibles interactions, la quête de réponse céleste n'étant pas forcément subordonnée à l'hypothétique existence d'une puissance supérieure d'essence divine. Ce lien entre l'infiniment grand et petit, on le retrouve à un niveau plus terre à terre lorsqu'à un plan d'une colonie de fourmis grouillantes répond un plan aérien montrant les chrétiens se positionner autour de la bibliothèque qu'ils viennent d'investir, la distance et leur mouvement accéléré les faisant percevoir comme ces insectes. Surtout, le mouvement d'appareil débutant dans le cosmos pour venir se focaliser à chaque fois sur Hypatie dénote de son ouverture d'esprit et la place, elle et ce lieu, immédiatement au centre du monde. La mise à sac de la bibliothèque atteignant une résonance d'autant plus tragique (et redoublée par le geste de Davus brisant lui-même sa maquette) et dont l'écho se répercutera dramatiquement jusque dans les étoiles, le réalisateur signant un fantastique plan montrant une Terre que l'on entendra hurler.
La caméra située dans l'espace se concentrera sur notre sphère bleue et passera au centre de l'ouverture circulaire de la septième merveille du Monde. Ce motif du cercle, Amenabar va l'utiliser tout au long d'une première partie que l'on peut qualifier de ptoléméene puisque la narration et les mouvements de caméras s'attacheront à mettre à l'épreuve et reproduire cette figure géométrique symbolisant la perfection. Pour instruire ses élèves, Hypatie se place au centre de sa salle de cour, elle-même au coeur de la bibliothèque. Lors de la représentation d'une pièce, Oreste afin de jouer un morceau de musique en l'honneur de la scientifique se placera également au centre de la scène circulaire du théâtre.
Cette perfection du cercle sera d'abord mise à mal par une autre figure géométrique, le triangle. On la retrouve bien sûr appliquée au triangle amoureux formé par Hypatie, Davus et Oreste mais également dans l'association des représentants du pouvoir (le Préfet et les leaders de la religion juive et chrétienne puis Oreste, Synésios et Cyrile). Une forme triangulaire agressive (de par sa structure même composée de trois angles pointus) menaçant la sérénité et l'harmonie caractérisant le cercle. Cependant, cette perfection, Hypatie la rejette ou du moins la remet en cause. Pour elle même (elle offre à son amant déclaré, Oreste, un mouchoir souillé de son sang menstruel) et plus important, celle constituant le système solaire tel que défini par Ptolémée. Alors que les fidèles cherchent en vain à atteindre la perfection divine (quête immédiatement invalidée par leurs exactions) en se bornant aveuglément aux textes anciens, Hypatie au contraire tend vers une imperfection seule capable de révéler justement un ordonnancement logique. Ce bouleversement de sa pensée agencera toute la seconde partie et se traduira dans la mise à jour du cercle imparfait que constitue l'ellipse. Et Amenabar l'annonce dès la conclusion du climax de milieu de métrage en opérant une ellipse narrative pour reprendre l'action quelques temps plus tard !
De même, en prodigant désormais ses enseignements depuis chez elle, elle déplace le centre de la connaissance autrefois situé au coeur de la bibliothèque, illustrant ainsi sa question de savoir comment le centre (le soleil) peut se situer à deux endroits différents à la fois et dont elle trouvera la seule résolution en traçant dans le sable une ellipse. Cette intuition qui aurait pu lui permettre de découvrir, 1200 ans avant Copernic, le schéma héliocentrique du système solaire, elle n'aura jamais le loisir de l'affiner puisqu'elle finira lapidée.
Enfin, cette forme ellipsoïdale, Amenabar l'applique brillamment à l'évolution comportementale et spirituelle de Davus, l'esclave affranchi, qui d'un bout à l'autre du récit ne cessera de se rapprocher, de s'éloigner puis de se rapprocher de nouveau de son centre d'attention (Hypatie donc) en suivant une courbe similaire à la découverte de la belle. D'autre part, les autres personnages gravitant dans son entourage semblent perdus (Oreste en premier lieu), déboussolés puis entraînés dans une fièvre fanatique, se comportant comme des corps errants, soit la traduction de l'étymologie du mot planétès. Une réalisation au diapason de ses thématiques et qui se montre vraiment bluffante dans sa manière de jouer avec les perspectives. Amenabar nous montrera à plusieurs occasions Hypatie les yeux levés vers au ciel et les mains jointes presqu'en signe de prière alors qu'elle réfléchit seulement au problème à résoudre ou encore cette poignante séquence finale voyant Davus enlacer Hypatie, ce couple filmé de dos et en légère contre-plongée semblant s'agenouiller devant un symbole religieux alors qu'un plan en vue subjective révélera plutôt que Hypatie regarde attentivement la forme d'ellipse que prend une ouverture ronde vue de sa position. Signifiant finalement que tout est une question d'angle d'observation, de point de vue.
Une conclusion bouleversante d'un point de vue de l'histoire personnelle de Davus et Hypatite mais aussi dans ce qu'elle implique dans la disparition de la Raison.
Si Amenabar vise des évènements passés, impossible de ne pas penser aux dérives récentes et actuelles. Un grand film. L'année, cinématographique, commence bien.
AGORA
Réalisateur : Alejandro Amenabar
Scénario : Alejandro Amenabar & Matéo Gil
Producteurs : Alvaro Augustin, Fernando Bovaira, Simon de Santiago…
Photo : Xavi Giménez
Montage : Nacho Ruiz Capillas
Bande originale  : Dario Marianelli
Origine : Espagne/Malte
Durée : 2h06
Sortie française : 06 janvier 2010