Valse Avec Bachir
Dirty dancing
"Je n'ai rien gardé en mémoire. Absolument rien."
Guerre du Liban. Beyrouth. Sabra et Chatilla. Des mots qui résonnent et qui triturent la mauvaise conscience du peuple israélien. Des instants, des visions qui alimentent les cauchemars du peuple palestinien.
1982, Israël déclare la guerre au Liban qui abrite sur son territoire des résistants palestiniens. Le 14 septembre, le nouveau président libanais Bachir Gemayel, soutenu par Israël et membre de la milice chrétienne aussi connue sous le nom de phalangistes, est victime d'un attentat. Israël en profite alors pour envahir Beyrouth bien qu'elle ait juré de ne pas le faire quelques jours auparavant.Â
Nous sommes maintenant le 16 septembre 1982, voilà deux jours que Tsahal s'est installé dans Beyrouth, la capitale libanaise. Les phalangistes toujours armés et réclamant vengeance, décident de mener une expédition punitive sur les camps palestiniens de Sabra et Chatila. Ils disent vouloir y trouver et affronter des combattants de l'OLP. Ariel Sharon alors ministre de la Défense ordonne à ses généraux de laisser faire. Le massacre peut commencer.
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Durant deux jours les phalangistes vont commettre les pires exactions possibles (au vu et au su de l'armée israélienne) dans ces lieux nommés Sabra et Chatila. Des camps devenus l'enfer sur terre. Hommes, femmes, enfants, personne ne pu échapper au déferlement de violence, 900 morts entre 500 et 5000 disparus selon les sources, le constat est apocalyptique, les images bouleversantes, insoutenables.
A la fin du mois de Septembre 1982, l'armée israélienne bat en retraite et libère le Liban.
Parmi les soldats israéliens qui rentrent du front se trouve un jeune homme de dix sept ans, il s'appelle Ari Folman.
L'ENFANCE DE L'ART
"Tu crois que c'est pas une thérapie de faire des films ?"
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La famille Folman émigre en Israël alors que le petit Ari n'a qu'un an. Ses parents sont originaire de Russie et ont connu le camp d'extermination d'Auschwitz. A 17 ans, comme tout Israélien, il doit faire son service militaire en tant que réserviste. La première guerre du Liban commence, Ari part au front, c'est encore un gamin. Là -bas il devient un homme. Une fois la guerre du Liban perdue, de retour au pays, il reprend des études de cinéma à l'université de Tel-Aviv. Au sortir de la fac il réalise Comfortably Numb (1991), un film documentaire qui s'intéresse à la manière dont les israéliens se sont prémunis d'éventuelles attaques chimiques durant la première guerre du golfe. Après ce premier essai, il travaille pour la télévision en tant que journaliste en réalisant de nombreux reportages sur la situation politique dans les territoires occupés de Cisjordanie. En 1996, il réalise son premier film de fiction, Sainte Clara, adaptation d'un roman de l'écrivain tchèque Pavel Kohout, racontant l'histoire d'une jeune russe qui possède le don de prédire l'avenir. Il faut attendre 2001 pour qu'il revienne à la fiction avec Made In Israël, sorte de conte futuriste en noir et blanc sur la traque du dernier nazi vivant. Sept ans plus tard, son chef-d'Å“uvre Valse Avec Bachir est présenté au festival de Cannes 2008 et honteusement oublié du palmarès final. Ce dernier opus fut assez compliqué à monter financièrement, peu de producteurs étant intéressée par ce projet polymorphe mixant travail documentaire, animation, envolée surréaliste et méditation autour de la mémoire et de la guerre. Seul Arte répondit présent, les 38 (!!) autres chaînes de télévision contactées par Folman se montrèrent comme souvent formatées, fermées et bornées dans leur vision du documentaire. Â
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Valse Avec Bachir est le résultat formel de différentes envies qui ont travaillé, durant de longues années, l'homme et le cinéaste Ari Folman. Tout d'abord c'est le besoin de se débarrasser des contraintes traditionnelles du documentaire, la dépendance aux personnes filmées, la recherche du scoop ou de la phrase qui fait mouche. En 2004, alors qu'il travaille pour une série documentaire sur le thème de l'amour, il entrevoit une porte de sortie : une partie de ces petits documentaires se présente sous la forme de dessin animé. Il est tout de suite subjugué et fasciné par la liberté que peut lui offrir l'utilisation de l'animation au sein du documentaire. Au delà de ces considérations esthétiques et intellectuelles, de façon plus intime, se pencher sur l'histoire du massacre de Sabra et Chatilla est un besoin impérieux, une obligation pour l'homme qu'est devenu Ari Folman, une manière de se réconcilier avec sa propre histoire et un moyen d'analyser la face caché de son pays. Israël.  Â
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LA MÉMOIRE RETROUVÉE
"Et tandis que je rêve de mort, nous approchons de Beyrouth."
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Avant toute chose, Valse Avec Bachir est une quête, une enquête, celle d'un homme qui veut reconquérir sa mémoire, comprendre les actes qu'il a commis, qu'il a vu commettre alors qu'il était encore un gamin. Des actes, des évènements que son cerveau semble avoir effacé ou enfoui dans les limbes de l'hippocampe. Une zone noire qu'il doit éclairer.
Pour Ari Folman, Valse Avec Bachir est un film clairement autobiographique. Le déclic a lieu alors qu'il fête son quarantième anniversaire. Ce jour là , il décide de se faire réformer pour ne plus avoir à faire son service et participer aux actions militaires de son pays comme tout citoyen. Il va donc voir un psychologue de l'armée pour discuter de son passé au sein de Tsahal. C'est au cours de ces discussions qu'il se rend compte qu'il a totalement refoulé les souvenirs de la guerre du Liban et qu'il n'en a gardé que des bribes éparses. Il décide alors de retrouver ses anciens camarades et de les interroger sur leurs souvenirs. Beaucoup d'entre eux sont dans la même situation que lui, la guerre du Liban ressemble à une page blanche que personne encore, ne semble vouloir noircir. Le projet prend forme dans l'esprit d'Ari. Pour sa génération, la première guerre du Liban représente une sorte de traumatisme originel, ce fût pour eux la première fois qu'ils prirent conscience qu'une guerre engagée par leur pays pouvait l'être pour de mauvaises raisons, à la fois politiques et morales. Des doutes qui furent attisés de façon exponentielle après les massacres de Sabra et Chatilla. Valse Avec Bachir sera un moyen d'autopsier ce traumatisme.
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Pourquoi l'animation ? Pourquoi le dessin pour un film tel que Valse Avec Bachir ?
La seule réponse claire que donne Folman est son envie de sortir des carcans du documentaire classique. Cette réponse ne suffit pas, l'utilisation de l'image animée pour traiter un tel sujet va bien au delà d'un simple "sortir des carcans".
Puisque ce film est un voyage dans la mémoire d'un homme et d'un pays, l'animation va permettre au réalisateur de dépasser le réel pour aller vers la métaphore, le surréalisme, le sensitif, ce qui fait la matière première de l'inconscient d'un homme.
L'animation permet à Folman d'aller triturer les limbes de son propre esprit, de les matérialiser et ainsi permettre au spectateur de toucher du doigt le processus par lequel il est passé.
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Construit autour de trois régimes d'image, on ne va cesser de passer de l'un à l'autre tout au long du métrage. Il y a tout d'abord les séquences d'entretien durant lesquelles Folman part à la rencontre d'anciens camarades de l'armée, d'un psychologue, d'un journaliste et d'un gradé de Tsahal, qu'il interroge sur leurs souvenirs de cette guerre. Il y a également son ami psychanalyste qui lui décrypte les mécanismes mémoriels. On peut voir dans ces passages des sortes de sas permettant à Folman d'assembler les pièces du puzzle. A chaque fois, ils sont le point de départ d'une incursion dans des souvenirs toujours plus précis à mesure qu'on se rapproche du massacre, ou dans les envolées surréalistes mais toujours signifiantes comme l'ouverture avec les chiens, le rêve récurrent d'Ari et le fantasme féminin de son ami Carmi.
Petit à petit le paysage prend forme, la cartographie devient plus précise. Dans le cas de Valse Avec Bachir le rapport qu'instaure l'animation entre le spectateur et le film est double. Il y a à la fois une mise à distance (d'autant plus que Folman et son animateur Yoni Goodman ne cherchent pas le réalisme) et en même temps un rapport très sensitif à l'image, quasi corporel. De même l'aspect saccadé parfois aléatoire de l'animation crée une sorte de stance erratique qui confère au métrage un surplus de beauté et d'élégance en même temps qu'elle lui permet de trouver son rythme et son atmosphère. Le spectateur, pris entre réel et imaginaire, succombe à une dichotomie s'apparentant à la sensation étrange que peut éprouver le rêveur quand il sait qu'il dort et pourtant continuer de rêver.
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IMAGES DE GUERREÂ
"Prie et tire."
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L'une des principales qualités de Valse Avec Bachir est sa croyance envers la puissance des images et leur pouvoir cathartique. Là où l'enregistrement du réel est insuffisant par rapport au projet du film (la mémoire impossible de la guerre du Liban), Folman prend le parti de dessiner, de tout dessiner, jusqu'à l'indicible, à la manière d'un enfant exorcisant ses démons sur la feuille de papier. Dans une interview aux Cahiers, il explique que les films de guerre l'ayant le plus touché sont réalisés par des cinéastes ayant fait eux-mêmes la guerre. Les films de Fuller, par exemple, mais aussi des bandes comme M.A.S.H., Catch-22, Abattoir 5 qui traitent la guerre sous l'angle de l'absurde. Et en effet, la guerre qui nous est montrée dans Valse Avec Bachir (malgré la mise à distance imposé par le graphisme de l'animation) a été rarement montrée aussi crue, anxiogène et désespérément bête.
L'attente, la peur, l'ennui puis tout à coup l'explosion de violence, la mort, les tripes, le sang. Folman nous offre une plongée sans garde fou dans le quotidien du soldat. A travers les différents témoignages, nous suivons l'intégralité de la campagne israélienne au Liban. On y voit des soldats qui ne semblent par prendre conscience de ce qui va se passer (la séquence sur la bateau), qui alors qu'ils se croient invincibles dans leur char d'assaut se retrouvent totalement paniqués après un tir de roquette, d'autres qui se mettent à tirer, comme possédés, sur une voiture qui a le malheur de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Le quotidien puant d'une armée au combat. D'autres séquences mêlent l'absurde à l'horreur, quand Ari se retrouve accompagné d'un camarade à tirer dans le noir sur un ennemi imaginaire alors qu'à l'intérieur du blindé se trouvent des dizaines de morts et de blessés israéliens dont il doit se débarrasser (selon les termes de son supérieur).Â
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Parfois, Folman, afin d'appuyer un ressenti, une idée, se permet des décrochages esthétiques comme lorsqu'il met en scène un lieu qui sert de chambre de torture aux phalangistes chrétiens. Cette dernière nous fait basculer dans une séquence portant tous les artefacts visuels du film d'horreur gothique : ciel torturé, arbre mort et déformé, chat noir aux yeux diaboliques. L'espace d'un instant, alors que les souvenirs se veulent de plus en plus précis et réalistes, puisque nous ne sommes plus très loin du moment où l'on pourra lever le voile, il s'autorise à replonger dans l'irréel. Ce genre de décrochage prouve à quel point Folman a confiance en son projet, que pour lui, ce qu'il faut bien appeler documentaire d'animation, n'est pas un pis-aller, mais une profonde croyance envers le pouvoir cathartique et expressif de l'image. Là où il y a béance, où le réel est disjoint, l'onirisme prend le relais et accompagne le mouvement vers la vérité. Â
L'animation permet aussi à Folman de travailler un autre aspect de l'expérience guerrière qui a rarement été utilisé de manière aussi pertinente au cinéma. Sa dimension temporelle. Quand le temps semble perdre sa consistance, son écoulement, plongeant dans une dimension où l'expérience personnelle n'est plus assujettie à une quelconque durée rationnelle. Cette distorsion temporelle peut revêtir plusieurs enveloppes formelles, accélération pour évoquer l'attente avant le combat, l'ellipse et le faux raccord dans une séquence mêlant le burlesque au tragique ou dilatation pour la séquence qui donne son titre au film.
A chaque fois il s'agit d'adapter les artefacts de la réalisation au propos de la scène, avec comme objectif de rendre perceptible la dualité qui est en jeu dans cette reformulation du réel. L'impact physique de la violence et des actes perpétrés         versus sa traduction visuelle qui opte pour une vision mentale déformée.
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RETOUR AU RÉELÂ
"En fait, tu es préoccupé par un autre massacre."
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Vingt six chiens de l'enfer. Dévalant, dévorant, détruisant les rues de Tel-Aviv au son de la musique de Max Richter. Superbe séquence inaugurale, mise en image du refoulé d'un Israël coupable de ne pas regarder et affronter ses propres crimes. Les chiens faméliques aux yeux de feu ne sont pas ceux de Boaz (le déclencheur de la quête d'Ari), ils appartiennent à la nation toute entière. Nous, spectateurs, plongeons de suite dans le bain, la scène se fait annonciatrice de ce qui va suivre. Enchaînant, multipliant les points de vue sur cette course folle, pris in media res, elle nous désoriente et nous plonge dans une sorte de stupeur hallucinatoire où l'on sent confusément que quelque chose de plus grand se joue, que sous les oripeaux des chimères se trouve une part de vérité.
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Le leitmotiv. Ce premier flash que Ari mettra tout le film à comprendre, à en décrypter le sens profond. La mer, les fusées incandescentes qui peignent l'environnement d'un jaune apocalyptique. Ombre et lumière. Trois figures, nues, qui lentement s'extirpent de la gangue aqueuse, la musique, magnifique, qui résonne sur Beyrouth en ruines et en pleurs. Ils marchent dans les rues désertes jusqu'à la rencontre de l'indicible, ces femmes, hurlantes, toutes de noir vêtues, qui viennent à leur rencontre. Ils ne comprennent pas. Choc esthétique, beauté douloureuse. Choc psychologique, l'indicible en gros plan. Â
Avance rapide. Le cœur du film est là . Son dernier mouvement. Une simple discussion entre Ari et son ami psychanalyste, c'est le printemps en Israël, les enfants jouent dans le jardin. L'ambiance tranche avec l'horreur du passé. Pourtant le dialogue continue de dérouler le traumatisme. Israël, dans la moelle épinière de ce pays se trouve le trou noir de l'Histoire. Le parallèle se fait en douceur, porté par la voix apaisante du psy, pas par le biais d'une concurrence des mémoires (pour utiliser le terme consacré) entre la Shoah et le massacre de Sabra et Chatila, simplement en questionnant les actes d'une nation construite pour que les horreurs du passé ne se reproduisent plus mais qui, dans sa peur d'être détruite ne questionne pas ses propres agissements. Les images déroulent le parallèle, ces hommes, femmes et enfants pressés contre une barrière ne rappellent-ils pas les clichés insoutenables pris à la libération des camps d'extermination ? Cet enfant qu'un général de Tsahal a vu sortir du camp les mains levées, n'est-il pas le frère de souffrance du petit garçon du ghetto de Varsovie qui lui aussi a levé les mains et baissé la tête dans une photo célèbre ? Cette question laisse un gouffre béant sous les pieds du spectateur, Folman ne cherche pas à y répondre catégoriquement, il s'interroge, tente de comprendre ce que sa psyché veut lui dire.
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Il reste quelques minutes avant la fin, son expérience et ses actes lui ont maintenant été dévoilés, il a compris et désossé la quasi-intégralité de son flash-back hallucinatoire. Il reste encore une image, celle qui contient tout le trauma. Les femmes hurlantes. Sont-elles une part secrète de son imagination ou le souvenir brûlant d'une image inconcevable ?
Retour au réel.
Copier / coller du flashback. Plus de stance hallucinatoire, c'est un souvenir. Seules les couleurs ont changé, le gris délavé du petit matin a laissé place à un jaune pisseux et malsain. Long travelling avant en direction de Ari, son regard s'agite, ses lèvres se crispent, le coryphée de lamentations se fait entendre, seule musique.
Contrechamp. Images vidéo. Le réel en pleine face, une minute d'effroi. Les femmes hurlantes sont là , les cadavres aussi, hommes, femmes, enfants, la destruction méthodique d'un peuple sans terre. Ce basculement dans le régime d'image est la colonne vertébrale de Valse Avec Bachir, ce vers quoi sa quête devait aboutir. Les images granuleuses, tremblotantes, de mauvaise qualité ne sont pas là pour invalider le processus mis en place auparavant, elles surgissent à la face du spectateur, de façon naturelle, en symbiose avec l'image animée. Il n'y a pas, et c'est un tour de force, coupure, elles sont inextricablement liées par le processus de reformulation du réel entrepris par Valse Avec Bachir. Comme l'explique Folman : "Les images d'archives de la fin étaient prévues depuis le début. J'y avais pensé dès le début, dès l'écriture du scénario. [...] Je voulais qu'on se rende compte clairement que ce massacre a eu lieu. Ce week-end là , à Sabra et à Chatila, des milliers d'innocents sont morts, pour la plupart des gamins, des femmes, des personnes âgées qui n'étaient pas protégés. Et bien que cela semble durer une éternité, ces cinquante secondes d'images d'archives replacent tout le film dans son contexte. Oui, c'est une histoire personnelle, oui, ce qu'ont vécu les soldats est terrible, mais le véritable problème, les vraies victimes sont celles-ci. Et c'est à ça que ça ressemblait dans la vraie vie."
Parti des limbes, il est remonté vers l'atroce vérité qu'elles représentent.
Un voyage au bout de l'enfer.
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