Prince Des Ténèbres
- Détails
- Analyse par Nicolas Zugasti le 26 novembre 2008
Le génie l'habite
"Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la Mort va et vient. Ne le dites à personne." Paroles de l’ange Heurtebise à Orphée dans la pièce de théâtre comme le film éponymes de Jean Cocteau.
Avec Mc Tiernan, John Carpenter est sans doute le réalisateur le plus mal aimé oeuvrant dans le cinéma de genre de qualité. A l’heure où les films d’horreur les plus décérébrés, les remakes ineptes et les suites débiles pourrissent nos écrans et rencontrent pourtant un certain succès, il est primordial de se pencher sur le travail d’un auteur dont l’absence se fait cruellement sentir depuis 2001 et le tonitruant Ghost Of Mars. Putain sept ans ! Sept ans que Carpenter n’a plus réalisé de films pour le cinéma. Et en attendant que Big John reprenne sa caméra, revenons sur son œuvre la plus décriée par la critique comme par les fans lors de sa sortie en 1988, le magistral Prince Des Ténèbres.
Le Père Loomis (Donal Pleasence) vient quérir l’aide de son bon ami le professeur Birack (Victor Wong) afin que lui, ses étudiants et des scientifiques observent et trouvent la signification du cylindre trouvé dans le sous-sol d’une église et contenant un curieux liquide verdâtre. Rapidement, des évènements étranges vont survenir annonçant le retour imminent d’une figure maléfique…
Un pitch qui fait irrémédiablement penser à La Maison Du Diable de Robert Wise et qui sera une référence souterraine au film de Carpenter, celui-ci se montrant cependant plus démonstratif et excessif. En tous cas, c’est le signe d’un retour à des projets plus introspectif pour le réalisateur, blacklisté après le bide commercial et critique des Aventures De Jack Burton Dans Les Griffes Du Mandarin. Budget réduit (trois millions de dollars), tournage serré (quarante jours), des contraintes qui seront les garantes d’une totale liberté artistique retrouvée. Carpenter en profite pour s’entourer de fidèles collaborateurs (Pleasence, Wong, Denis Dun…) et reprendre les thèmes développés par ailleurs, la contamination, l’évolution d’un groupe assiégé, la possession afin de retrouver sa hargne et proposer une première synthèse (Ghosts Of Mars en sera une autre) de son œuvre, comme un point de passage, une étape transitoire.
Comme souvent dans le cinéma de Carpenter, l’ambivalence règne et se voit ici démultipliée. Le Père Loomis est ainsi le pendant clérical du Docteur Loomis de Halloween (et interprété par le même acteur) et tout le film sera construit non pas sur l’opposition foi/science mais sur leurs résonances, leur façon de se relancer, de se compléter l’une l’autre pour aboutir à des protagonistes en plein doute. Aucune position n’est clairement déterminée, les frontières deviennent floues voire superflues quand on voit que l’église représentante de la foi envers Dieu abrite en son sein une confrérie secrète chargée de veiller sur un cylindre contenant ce qui sera baptisée plus tard, non pas Satan mais Anti-Dieu. La frontière, autrefois physique dans les westerns et les précédents films de Carpenter (il y était toujours question de territoire à préserver, à s’échapper), devient ici métaphorique et implique une démarcation ténue entre le Bien et le Mal, entre réalité et le monde de l’autre côté du miroir.
LES TROIS DE L'APOCALYPSE
The Thing, Prince Des Ténèbres et L’Antre De La Folie sont considérés par le maître comme faisant partie d’une trilogie dite de l’Apocalypse. Œuvre centrale de cette association, Prince Des Ténèbres s’avère véritablement charnière dans sa filmographie voire même essentielle d’un point de vue plus personnel. Carpenter laisse filtrer à propose de ce film qu’il a véritablement fait l’expérience étant gamin de ce qu’il nomme, faute de mieux, le Diable. Un drame intime et traumatisant qui a des répercussions dans son travail, Carpenter tournant des films d’horreur pour exorciser une souffrance contenue et pour ne pas devenir fou. Plus prosaïquement, on peut très bien considérer la véritable nature de l’Anti-Dieu comme étant une émanation de Carpenter lui-même, réalisateur rejeté dans les limbes par ses pairs et que ses créations tentent de ramener. Une représentation de la colère du rebelle envers le système hollywoodien ou plus généralement envers tous ceux pétris de certitudes ou cherchant à asseoir leur pouvoir, qu’il soit politique ou religieux.
SCIENCE PLUTÔT QUE FICTION
Avec Prince Des Ténèbres, Carpenter livre un chef-d’œuvre de terreur tout en exprimant sa préférence pour la science plutôt que la science-fiction. En rationalisant son récit, en fondant son scénario sur un contexte scientifique solide, il renforce la réalité de son intrigue et rend du même coup les événements d’autant plus terrifiants. Ainsi chaque manifestation surnaturelle trouvera une explication scientifique, qu’il s’agisse du rêve prémonitoire partagé par les protagonistes ou la télékynésie. Un contexte scientifique qui se nourrit de la physique quantique, théorie qui oblige à repenser notre conception matérialiste du monde puisque toute réalité est subordonnée à la subjectivité de l’observateur. De même, le nom du personnage du professeur Howard Birack est une allusion au physicien Paul Dirac qui en 1928 théorise l’existence d’une anti-matière en même proportion que la matière créée mais dotée de propriétés exactement opposées. Enfin selon le prix Nobel de physique 1965, Richard Feynman, l’anti-matière représente un point de vue inversé sur une seule et même réalité.
Dans la filmo de Big John, le principal enjeu demeure la lutte pour la survie, contre la domination d’une force. Prince Des Ténèbres en offre à la fois une synthèse et un prolongement car plus que de combattre l’avènement d’un anti-Dieu, les protagonistes luttent contre un renversement des valeurs dont la probabilité s’accroît à mesure que le liquide vert se répand. L’armée de marginaux (emmenée par Alice Cooper) levée par cette force dénote de l’intention du réalisateur de remettre en cause des positions jusque là bien établies. Faisant des derniers, au sens biblique et social, soit les opprimés, les premiers. Et se sont des intellectuels (étudiants, scientifiques) qui représenteront l’ultime rempart contre ce délitement sociétal. Et comme dans chaque film de Carpenter, le salut viendra de l’observation, de la compréhension de la menace. En faisant de ses héros des scientifiques, donc des spécialistes de l’analyse, le réalisateur donne l’espoir que le mal puisse, pour une fois, être définitivement circonscris. Mais ils ne feront que repousser la menace et pas l’éradiquer. Ces agents du status-quo se montrant incapables de le préserver comme le dernier plan le laisse présager. Carpenter croit en la science et pourtant ici il nous montre son incapacité à endiguer totalement la menace. Un échec dû non pas à une interprétation erronée mais trop tardive quand bien même les signes se multiplient : grouillement d’insectes, sans-abris zombifiés, marque sur le bras de Kelly…
RENDEZ-VOUS AVEC LA PEUR
Prince Des Ténèbres est un véritable bijou de terreur jouant sur divers niveaux. Ainsi, les nombreux motifs de défiguration, désincarnation progressive (les scientifiques possédés), d’incarnation dans une masse indistincte (insectes, exclus) renvoient à une disparition de toute singularité, d’individualité, ce qui fait de nous des hommes, ses choix, ses valeurs, ses principes.
Carpenter joue également à brouiller les repères des spectateurs en proposant une normalité inquiétante. C’est par exemple la première apparition de l’église désaffectée que l’on voit à travers des grilles et en contre-plongée, procédés annonçant l’enfermement à venir dans ce lieu et la menace qu’il représentera.
Avec ce film Carpenter a su parfaitement adapter sa réalisation au manque de moyen. Une économie qui se retrouve à l’écran puisque tout le film tend vers l’épure, voire l’abstraction. Economie de dialogues, de mouvements de caméra, d’action des protagonistes. Ainsi, plus l’intrigue progresse, plus les personnages se figeront .Une lenteur et un immobilisme qui caractérisent les infectés par le liquide verdâtre ou les sans-abris montant la garde à l’extérieur. L’absence de mouvement c’est la mort. Dès lors, l’immobilisme qui gagne les survivants comme la caméra laisse augurer du pire. Après avoir contaminé les personnes nécessaires à son retour, l’Anti-Dieu prend peu à peu possession de la pellicule. L’angoisse allant crescendo car non plus illustrée par des réactions hystériques mais par la difficulté de se mouvoir et de proposer une action collective.
Une peur qui naît d’une pétrification progressive mais également de l’ambiance sonore qui accompagne la propagation du mal. Une musique lancinante qui se développera au fur et à mesure. Quasiment absente au début de métrage, elle prendra de plus en plus d’ampleur à mesure que les attaques s’intensifieront. Ce n’est pas une musique envahissante et conditionnant le spectateur qu’écrit Carpenter. Elle enveloppe et illustre ce qui se passe à l’écran en une parfaite symbiose image/son. Une musique et des bruitages qui une fois associés influenceront le rythme cardiaque des spectateurs et créeront une sorte de pulsation liée à ce prince des ténèbres sur le point de pénétrer notre dimension.
Prince Des Ténèbres est sans doute le film le plus maîtrisé du maverick, car sa réalisation est entièrement pensée en fonction du récit. Dans une intrigue impliquant un Anti-Dieu, soit l’inverse de Dieu, et plutôt que de multiplier les effets de miroirs, de dédoublement, Carpenter va à l’essentiel et envisage carrément le lieu d’action ayant déjà partiellement basculé.
Ainsi l’église sera le lieu de la manifestation de l’Anti-Dieu est non plus de Dieu. Le manuscrit écrit par la confrérie du sommeil faisant figure d’anti-bible. Un lieu où les lois physiques vont à l’encontre de la norme : écoulement du liquide vers le haut, grossesse expresse et qui consiste ici en une intériorisation puis une incarnation et non plus une "expulsion", Walter qui joue les scream-queens, les morts qui se relèvent… Même le genre abordé est touché puisqu’il ne s’agit plus d’un film de siège classique où il faut empêcher des assaillants d’entrer mais où les assiégés sont empêchés de sortir. Enfin, même la technologie est touchée, le mal pervertissant jusqu’aux ordinateurs, les flots de données "s’écoulant" désormais du bas vers le haut de l’écran. Ironiquement, le premier signe de possession sera illustré par l’ordinateur situé à proximité du cylindre maudit dont les inscriptions sont de la même couleur et se développeront de bas en haut.
PEUR MYTHIQUE
Avec Prince Des Ténèbres, Carpenter fournit son travail le plus abouti en termes de construction de plans et d’agencement des séquences. Si le film marque durablement les spectateurs, il le doit à une efficacité brute et exemplaire pour faire grimper la tension et dont la puissance est renforcée par la dimension mythologique que le cinéaste confère à ses images. Et pas seulement parce qu’il est question de Dieu et son contraire.
En premier lieu, une référence à une mythologie moderne avec ces SDF envisagés comme des réminiscences des zombies de Romero. Plus du tout cannibales ou en état de putréfction avancée mais toujours aussi effrayants de par l’inexorabilité que leur démarche lente convoque.
Il faut souligner également l’attachement de Carpenter à la suggestion et au hors-champ (bien qu’adorant à l’occasion utiliser des effets gores bien juteux). Une puissance d’évocation chère à Jacques Tourneur (La Féline, Rendez-Vous Avec La Peur) et qui s’approche ici de sa quintessence. Par l’épure narrative et formelle (pas d’esbroufe visuelle et des mouvements sophistiqués de caméra), Carpenter ouvre un espace permettant au spectateur d’y projeter ses angoisses.
Autre auteur à l’influence prégnante, H.P Lovecraft. Comme l’écrivain, Carpenter ne s’apesantit pas sur la description de l’innomable (les Grands Anciens chez Lovecraft, l’Anti-Dieu chez Big John) mais privilégie une montée lente et inexorable du récit vers le choc final. A l’image cela se traduit par des mouvements d’appareils de plus en plus réduits, de sorte que le montage fait penser à un enchaînement de clichés photographiques. Pas de surgissements intempestifs de contaminés dans le cadre, leur présence étant révélée soit par un lent mouvement du corps des personnages (tourner la tête) ou de la caméra (travelling arrière). Un procédé qui imprègne le métrage d’une latence délétère.
Enfin, Carpenter utilise le biais du mythe d’Orphée (qui ira récupérer sa bien-aimée Eurydice aux enfers) et son interprétation par Jean Cocteau pour accentuer son emprise. La séquence où Kelly possédée par le démon passe sa main à travers le miroir renvoie explicitement au film de Cocteau.
Un plan figurant la pénétration du réel dans l’imaginaire structurant le fantastique propre à l’œuvre du français. Une image réutilisée par l’américain mais surtout élargie à tout le récit. En pénétrant dans cette église où tout va de travers (anti-Dieu, anti-bible, morts-vivants,etc) les scientifiques passent d’emblée une barrière d’ordinaire infranchissable.
Avec la dernière séquence montrant Brian hésiter à traverser le miroir pour secourir sa fiancée tel un Orphée moderne et fixant son regard vers la caméra, Carpenter envisage l’écran de cinéma (de télévision) comme l’ultime rempart prêt à fléchir. Une surface devenue mouvante, une limite pouvant être franchie. Avec cette fin ouverte, Carpenter accentue l’incertitude qui aura présidé tout le film et joue même l’inversion jusqu’au bout. Brian fera peut être le choix de passer au travers pour sauver son amour alors que plus tôt Catherine s’était sacrifiée en plongeant dans le miroir pour le bien de l’humanité.
Plus qu’un réalisateur de génie, Carpenter s’avère un formidable passeur entre deux états sensitifs (la sécurité et la peur) et entre deux réalités à la frontière aussi instable que poreuse et dont Prince Des Ténèbres est le plus beau des manifestes.
PRINCE OF DARKNESS
Réalisateur : John Carpenter
Scénario : John Carpenter (à l’époque sous le pseudo de Martin Quatermass)
Production : Larry J. Franco, Andre Blay, Shep Gordon
Photo : Steve Mirkovich
Montage : Gary B. Kibbe
Bande originale : John Carpenter, Alan Howarth
Origine : USA
Durée : 1h42
Sortie française : 20 avril 1988