Les Clefs De Bagnole

Rubber et l'argent du beurre

Affiche Les Clefs De Bagnole

"L'humour n'est jamais mal placé. Où qu'il se place, ça reste de l'humour" - Jean Yanne


"N’y allez pas, c’est une merde !"
Ceci est peut-être la tagline la plus suicidaire qui puisse exister pour un film. D’autant plus quand elle prend plus de la moitié de l’affiche et que le même film a été vendu par son auteur comme le premier navet autoproclamé. Et la majorité du public, prenant visiblement tout ce qui vient de la communication, de la publicité ou de la télévision au premier degré a donc déserté les salles obscures projetant le film en question lors de sa sortie fin 2003. Et après certains vont se plaindre que le public n’est pas attentif à ce qu’on leur expose… L’objet filmique en question est bien évidemment Les Clefs De Bagnole de Laurent Baffie, gigantesque flop à sa sortie (cent milles entrées, loin des cinq cent milles espérés pour pouvoir rentabiliser le film) (1) et qui se traine la réputation de sombre merde depuis. Injustement, et oh combien !, le métrage étant bien plus profond et exigeant dans sa forme que ses blagues et ses répliques royalement  drôles ne pouvaient laisser présager.

En 2002, lorsqu’il entame le tournage de son film, Laurent Baffie est le sniper le plus redouté de la télévision française depuis ses débuts chez Thierry Ardisson dans l’émission Double Jeu. Après avoir fait la potiche dans Nulle Part Ailleurs sur Canal +, il revient chez Ardisson pour Tout Le Monde En Parle, talk show le plus populaire et le mieux fréquenté des émissions d’alors, toutes les plus grosses stars en promo (même Bruce Willis, Brad Pitt ou Oliver Stone) ont dû aller affronter les vannes de Baffie, qui déglinguait sans distinction, affinant son image de sale gosse provocateur et cynique qui influera fortement sur la perception du spectateur devant  Les Clefs De Bagnole. Considéré évidemment par les producteurs comme inexistant, puisque venant de la télé tout en étant assez écarté de son monde de paillettes, Baffie mettra sept ans avant de pouvoir monter son film. Il le financera entièrement de sa poche, à hauteur de vingt trois millions de francs (soit environs trois millions cinq d’euros), amassés grâce à l’énorme succès de sa pièce Sexe, Magouille Et Culture Générale. L’échec du film l’endettera pour cinq ans.

Les Clefs De Bagnole
 


C’EST PAS PARCE QU’ON A RIEN À DIRE QU’IL FAUT FERMER SA GUEULE
Au cours de ces sept années, Baffie a eu le temps d’affiner son concept et l'idée directrice : la non-histoire. Effectivement, le film raconte la non histoire de Laurent Baffie et de son pote Daniel Russo qui vont, pendant une heure et demie, chercher les clefs de bagnole de Laurent, avant de les retrouver dans sa poche gauche (bah ouais, il les mets dans sa poche droite d’habitude, faut comprendre qu’il soit perdu). Non-histoire, parce que outre le prétexte très con, Baffie révèle dès la première scène où sont ses clefs. Ce qui appuie que l’objet du film, son mcguffin, le spectateur et Baffie s’en tapent complètement puisque les personnages eux-mêmes savent qu’ils vont retrouver les clefs - Baffie le dit clairement à Daniel.
La recherche de ses clefs sera prétexte à "vivre des aventures" et deviendra "une quête, un parcours initiatique, une allégorie". Les clefs serviront surtout à démonter le milieu du cinéma français et faire de son projet de mise en scène un objet méta-filmique, véritable réflexion sur la manière de concevoir et de percevoir le cinéma. Le but était aussi d’après Baffie de faire un bon film sur un sujet de merde plutôt que l’inverse.

Les premières minutes du film - celles particulièrement mises en avant dans la promo du film, puisque contenant la quasi intégralité des poids lourds du cinéma français - montrent Baffie rencontrant tous les plus gros producteurs de Paris (Claude Berri, Alain Terzian, Charles Gassot) pour leur vendre son projet des Clefs De Bagnole, leur explicitant son concept de film prétexte dont aucun ne comprendra la finalité, le trouvant tous absolument sans intérêt (Alain Terzian balance le scénario par terre devant Baffie et Claude Berri lance qu’"elle est pas prêt d’être tournée cette connerie"). Baffie essuiera ensuite le refus de toute la place de Paris, personne ne voulant tourner dans une "merde".

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"MAIS C’EST QUOI ALORS L’HISTOIRE ?"
Deux choses : Baffie retrace là très probablement la galère qu'il connut pour monter son film et, au-delà du gag des refus (Eric et Ramzy ou Patrick Braoudé qui refusent de tourner dans un film tout moisi, bah voyons !), Baffie montre ce que sera son métrage : un méta-film. Film dans le film sur le film. Au fur et à mesure, il démontera et montrera tous ses mécanismes de mise en scène, d’écriture et de tournage.
Et c’est là que les deux principales influences revendiquées de Baffie prennent formes : La Nuit Américaine de François Truffaut et surtout Last Action Hero de John McTiernan. Baffie va opérer une mise en abîme de son œuvre, dévoilant les corrélations entre sa part fictionnelle et sa part de réalité. Baffie, le personnage du film mais en même temps le metteur en scène / scénariste va à plusieurs reprise signifier à Daniel Russo que tout ce qu’ils vivent n’est qu’une fiction, une œuvre écrite dont la finalité a été définit à l’avance par Baffie. Du coup peu importe les moyens pour arriver à la résolution de l’intrigue, peu importe les incohérences temporelles, géographiques ou même de situation ("- Quoi c’est trop là ? - Un vautour en plein Paris ? Non, tu penses !"), tout ce qui compte c’est le trajet des personnages et ce que le film va raconter. Hors ici le sujet est le cinéma lui-même. Comment créer l’illusion, l’impalpable, à partir d’objets bien réels ?

A l’image du film de McTiernan qui démontait les principes du cinéma d’action en opérant une fusion entre le monde fictionnel de Jack Slater et celui de la réalité de Danny Madigan, Baffie mêle deux niveaux de narration, celui de son intrigue (aussi invraisemblable que les péripéties puissent paraitre, elles ont une cohérence logique dans l’univers du film) et celui de sa fabrication. A plusieurs reprises Baffie va interpeller son équipe, lui demandant de quitter la pièce suite à un caprice de Daniel Russo pour le tournage d'une scène intime avec la belle gonzesse, et va même jusqu'à arrêter le tournage ! Baffie demande à son cadreur de couper, la caméra panote et révèle toute l’équipe qui se retrouve désemparée devant l’attitude de son réalisateur, mais grogne qu'ainsi ils ont évité une belle merde, et l’image de passer de la couleur au noir et blanc, signifiant un autre espace-temps dans le film. Une scène à part dans la narration, mais signifiante pour les acteurs qui, sans tourner, s’emmerdent sec. Baffie va donc reprendre son film, le métrage repassant à la couleur et dévoilant tous ses techniciens s’activant pour remettre la machine en route.
Baffie entremêle les différents mécanismes de narration : il montre à la fois l’action (mimesis) et la raconte (diégèse), d’autant que Baffie se positionne à un niveau homodiégétique, puisqu’il est acteur de ce qu’il raconte et a écrit.

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A.I : IMBÉCILITÉ APPARENTE
Tout le long du métrage Baffie va révéler au spectateur, et à Daniel, qui sert de personnage référent (puisqu’il va prendre conscience de cette fiction dont il est l’acteur), que tout ce qu’il voit sur l’écran est faux. Que toutes les actions qu’ils accomplissent sont une nécessité dictée par les contraintes commerciales. Après avoir repris son tournage, Baffie va exposer sur un tableau noir à Daniel et aux clients du café dans lesquels ils se trouvent la recette pour obtenir un succès à coups sûr. Des bons gags, des animaux (et même de la zoologie comme ça, par petites touches), des effets spéciaux, un happy end, un message à transmettre… Autant d’éléments qui se retrouveront disséminés dans le film et qui rappelleront au spectateur qu’il ne fait que regarder une histoire fictive, écrite à l’avance et dont le dénouement même est déjà connu. A plusieurs reprises il montre que les incohérences importent peu, de même que les coquilles ou le non réalisme de certaines scènes. Ce qui prime est ce qui est dit et signifié.

Par exemple, lors d’une scène dans une voiture tournée sur fond vert dans lequel le décor de la rue est ensuite incrusté, Baffie ne se préoccupe pas de la route sur laquelle il est censé conduire et parle en faisant des gestes à Daniel. Comme dépité, ce dernier lui demande de conduire quand même, par principe, car c’est ce qui se fait au cinéma. Baffie répond : "Ouais, enfin c’est un trucage Daniel, c’est un fond bleu. Si je mets le clignotant on va pas me filer un César non plus". Notons que cette réplique arrive juste après que le directeur de production du film ait surgit dans la voiture qui roulait pour dire à Baffie que le budget se réduisait a peaux de chagrins à cause de l’incompétence de ce dernier et qu’il devait vite trouver de l’argent. Pour ce faire, ils vont interrompre le fil de l’intrigue pour aller braquer une banque "à l’amiable", explicitant au directeur que s’il ne leur verse pas cinq cent mille euros, le scénario dit très clairement que tout finira dans un bain de sang (et sodomie du personnel de la succursale). C’est un des exemples où la réalité surgit dans la fiction pour l’ordonner, comme dans cette scène dans laquelle le bruiteur du film est absent et a laissé son assistant avec un seul son pour l’ensemble de l’action.
Il y a cette volonté de briser la limite qui sépare le réel de l’imaginaire, les deux se mêlant intimement. Dans cette logique, le réalisateur va prendre à partie le spectateur. Soit par le biais de Daniel qui va regarder directement la caméra et dire qu’il "a honte" de tourner dans "une merde pareille", en lui faisant remarquer du coup la présence d'une caméra qu'un acteur ne doit jamais regarder ("Pourquoi, si on la regarde elle tombe en panne !?"). Il va également incorporer des réactions de gens réels, des badauds (ou des guests qui viennent faire coucou comme Chantal Lauby ou Maitre Capello) à qui il aura posé une question sur le film apparaissant sur l’écran sous forme de carton : "Aimeriez-vous avoir une porte qui donne directement sur la mer ?", "Que pensez-vous des hold up à l’amiable ?"…

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IL FAUT BATTRE LE CINÉMA FRANÇAIS TANT QU’IL EST CHAUD
En plus de démonter sa narration, Baffie en profite pour démonter aussi le cinéma français. Tout le film est un immense fuck off au conformisme, aux "deux pièces cuisines" ultra chiant, au faux naturalisme moche, aux discours creux, aux problèmes des bobos trentenaires, aux acteurs prétentieux et casses burnes, aux producteurs frileux, à la bien pensance cinématographique, à l’humour gras du slip beaufisant (auquel Baffie a néanmoins contribué en coécrivant tous les spectacles de son pote Bigard), aux adeptes du mou du glandisme intellectuel et au cinéma de papy. Pas le cinéma de papa, mais celui de papy, qui consiste à filmer de travers des acteurs neurasthéniques qui marmonnent des dialogues sonnant faux pour une volonté de fausse vérité.

Les Clefs De Bagnole
est une déclaration d’amour au cinéma par quelqu’un qui l'adore et parvient à le faire ressentir à son spectateur de manière ludique et toujours avec humour. Un humour fonctionnant à plusieurs degrés (le film n’est pas aussi cynique que l’image de Baffie ne laisse présager) et qui contient une quantité de vannes, de jeux de mots et mélange des genres qui ne seraient être perceptible avec une seule vision.
Car j’ai tout de même oublié de préciser le plus important : qu’est-ce qu’on se marre !

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(1) Il faut dire que sortir une semaine avant la conclusion d’une certaine saga épique ultra attendue n’a pas du aider la carrière du film.

(Remerciements à Gÿp)

LES CLEFS DE BAGNOLE
Réalisateur : Laurent Baffie
Scénario : Laurent Baffie
Production : Laurent Baffie pour Laurent Baffie productions
Photo : Philippe Vene
Montage : Anne Lafarge, Mathilde Cousin
Bande originale : Ramon Pipin
Origine : France
Durée : 1H26
Sortie française : 10 décembre 2003




   

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