La Folle Journée De Ferris Bueller [2/2]

Ferris Pan

Affiche La Folle Journée De Ferris Bueller

Après avoir souligné l'aspect foncièrement prophétique de Ferris Bueller et l'avoir comparé à Fight Club, nous allons à présent nous hasarder à une autre comparaison, qui nous mènera jusqu'aux tréfonds des problèmes de son héros.



"ALL CHILDREN, EXCEPT ONE, GROW UP"

Comme nous allons le voir, Peter Pan, le roman de J.M. Barrie paru en 1911, entretient un certain nombre d'éléments communs avec Ferris Bueller, faisant presque de ce film pour adolescents une adaptation officieuse de ce monument de la littérature enfantine. (1)

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

Pour extraire Cameron et Sloane du monde banal et s'envoler à Chicago, Ferris doit s'assurer de trois choses. Premièrement, il doit se débarrasser de ses parents. Les deux scènes avec Mr et Mme Bueller dans la chambre de leur fils encadrent le film, de la même manière que les parents de Wendy, qui n'apparaissent qu'au début et à la fin de Peter Pan. Deuxièmement, il doit emprunter la Ferrari. Une idée aussi inconcevable pour Cameron que l'idée de voler dans les airs pour Wendy. Mais Ferris, comme Peter, lui montre qu'en se jetant dans le vide, on ne s'écrase pas forcément en bas. Par ailleurs, la Ferrari est détruite à la fin du film, tandis qu'à la fin de Peter Pan (souvent absente des adaptations cinéma), Wendy ne peut pas revenir dans le pays imaginaire parce qu'elle a grandit et qu'elle ne sait plus voler. Et enfin troisièmement, Ferris doit sauver sa petite amie Sloane des griffes du terrible proviseur Ed Rooney, comme Peter Pan devait sauver Wendy capturée par Crochet à la fin du livre.

Ferris ayant réussi à régler ces trois problèmes, il peut s'envoler avec Cameron et Sloane pour son "monde imaginaire" : Chicago, une ville où l'on peut s'incruster facilement dans les meilleurs restaurants ou se mettre à danser comme dans une comédie musicale. La ville contraste alors brutalement avec la maison de Cameron ("The place is like a museum. It's very beautiful and very cold, you're not allowed to touch anything") et avec les cours d'économie soporifiques.

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

Personnage ouvertement jaloux de son frère, rancunier et colérique, Jeannie Bueller rappelle à bien des égards la fée Clochette, amoureuse de Peter Pan et jalouse de Wendy, mais toujours loyale quand Peter est en mauvaise posture. Jeannie passe le film à maugréer contre le succès insupportable de son frère, à tenter de lui mettre des batons dans les roues en révélant au monde entier qu'il n'est qu'un usurpateur... Jusqu'à ce qu'elle tombe amoureuse d'un junkie (Charlie Sheen) et aide contre toute attente son frère au moment ou Rooney allait mettre la main sur lui. Comme si elle était inconsciemment amoureuse de Ferris et que sa jalousie s'était volatilisée au moment où elle avait transféré son amour sur une autre forme de "délinquant".

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

Ed Rooney, le capitaine Crochet local, tente par tous les moyens possibles et imaginables d'attraper Ferris, car ce dernier s'est retranché des absences en piratant le système informatique de l'école (rappelons que Crochet en veut à Peter Pan car ce dernier lui a "retranché" une main). Littéralement obsédé par Ferris, il cherche à l'écraser coûte que coûte, ne faisant que ça de sa journée (il passe même une bonne partie de son temps hors de son propre établissement). Il voudrait contrôler son "Neverland", mais n'y arrive pas à cause de Ferris ("What is so dangerous about him is that he gives good kids bad ideas"). Et tout comme Crochet, il finira à la merci d'un crocodile (le chien des Bueller).

La Folle Journée De Ferris Bueller
Rooney et les enfants perdus


Pour Ferris, comme pour Peter Pan, tout est facile : quand il croise son père à la sortie du restaurant, il peut passer à cinq centimètres de lui sans se faire repérer (à l'inverse, Cameron ne croise jamais son père, mais c'est beaucoup plus dur pour lui), il peut faire du lip sync à la perfection sur les chansons de la parade (qu'il connaît bien entendu par cœur), il peut jeter une balle de baseball pour éteindre sa chaine hifi qui retombe pile-poil dans le gant juste avant que ses parents entrent dans sa chambre, etc. Le personnage en deviendrait presque surnaturel, à tel point qu'on ne serait pas surpris de le voir s'envoler dans les airs... (2)

Si toutes les petites têtes blondes adorent Peter Pan, les ados adorent tout autant Ferris Bueller. Le personnage étant à lui tout seul capable de fédérer toutes les castes ("Sportoes, motorheads, geeks, sluts, bloods, wasteoids, dweebies, dickheads, they all adore him"). A tel point que toute l'école, le croyant malade, s'organise pour le sauver.

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

En plus de cela, il est important de noter que Ferris et ses camarades de jeu ne se comportent pas autrement que comme des enfants. Parmi toutes les activités que Ferris fait vivre à ses amis, aucune ne concerne la drogue, l'alcool ou le sexe (Cameron semble complètement asexué tandis que Ferris n'a que le mariage en tête.) Choix d'autant plus étonnant dans un teen movie libérant des ados de toutes contraintes pendant une journée entière. Dans le cas de John Hughes, on peux difficilement crier à la censure, étant donné qu'un an plus tôt, sa "créature de rêve" était conçue par deux nerds uniquement motivés par leurs hormones, et que le joint fumé par les héros de The Breakfast Club permettait de détendre l'atmosphère et de délier les langues.

La Folle Journée De Ferris Bueller
Ferris et les enfants perdus


TRICKSTER
Personnage récurrent de la culture populaire et de nombreuses mythologies à travers les âges, le trickster est un surdoué du mensonge, souvent intelligent, espiègle et malicieux. Il survit dans un monde dangereux à l'aide de la tromperie, représentant ainsi la nature chaotique et imprévisible de la vie. Son rôle est de générer un déséquilibre dans le monde, d'agir comme un catalyseur pour le changement. Le trickster peut être bon ou mauvais. En revanche, plutôt individualiste, ses actes ne sont généralement pas volontairement bienfaisants, mais plutôt animés d'un désir naturel de se marrer un bon coup.

Parmi les premiers tricksters, on retiendra le coyote de la mythologie amérindienne ou le dieu grec Hermès. D'ailleurs, le Caducée d'Hermès ornant le T-shirt de Cameron Frye pourrait laisser penser à un lien symbolique renvoyant au trickster. Mais celui-ci étant souvent confondu avec le Bâton d'Asclépios, symbole de la médecine, il est possible que John Hughes ait plutôt tenté de suggérer la dépendance de Cameron aux médicaments. A moins qu'il n'ait voulu faire d'une pierre deux coups...


La Folle Journée De Ferris Bueller
A gauche : le Caducée d'Hermès. A droite : le Bâton d'Asclépios



Quant aux tricksters récents, ils ont pour noms Peter Pan (dont le nom renvoie au dieu grec Pan, fils d'Hermès), Bugs Bunny (3), le mouvement punk, Gaston Lagaffe, Tyler Durden (existe-t-il un prénom américain plus proche phonétiquement de "trickster" que Tyler ?), le Joker ou pourquoi pas 4chan.

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

Ferris ment avec une facilité déconcertante. Il se transforme selon les besoins en comédien né, en hacker ou en showman. Il a toujours trois coup d'avance sur son ennemi et ne se défait jamais de son éternel petit sourire de celui qui sait que quoi qu'il arrive, il gagnera à la fin. Et en s'incrustant dans la parade pour mimer Twist And Shout, il parvient même à retourner complètement le sinistre quartier financier de Chicago. Toutes les classes sociales s'arrêtent alors de travailler pour venir danser avec leur trickster.

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

Un peu plus tôt dans le film, lors d'une visite au musée, Cameron s'attarde longuement sur le tableau Un Dimanche Après-Midi A L'Île De La Grande Jatte (1884-1886) du pointilliste Georges Seurat. Une toile particulièrement apaisante montrant toutes les classes sociales de l'époque réunies dans un même lieu pour profiter de leur temps libre et du soleil dominical. Le titre anglais du film, "Ferris Bueller's Day Off" ("Le jour de congé de Ferris Bueller") pourrait bien être une référence au titre du tableau de Seurat, puisque de toute évidence, Ferris Bueller et ses amis passent eux aussi "un après-midi à la Grande Jatte", c'est à dire dans un monde à l'aube du changement. Un changement global qui autorisera aussitôt le changement intime du personnage principal.


NRVOUS
Au début du XXème siècle, la figure ancestrale du trickster servira de base à Carl Gustav Jung pour découvrir un de ses archétypes : l'enfant intérieur, désignant la part enfantine présente en chacun de nous. D'un point de vue Jungien, Ferris Bueller représenterait donc autant l'enfant intérieur de chaque spectateur que celui de Cameron Frye.

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

Lorsqu'il observe le tableau de Seurat, Cameron se concentre sur un détail en particulier : un enfant qui tient sa mère par la main. Le découpage alterne avec insistance entre des plans du visage de la petite fille, du visage de Cameron, des yeux de la petite fille, des yeux de Cameron, etc., comme si les deux s'observaient mutuellement. Sur ce tableau, la petite fille tient une place bien particulière, puisqu'elle est en plein centre de l'image, que sa robe blanche attire l'œil, et surtout qu'elle est le seul personnage à regarder dans la direction du spectateur. Exactement comme Ferris Bueller est le seul personnage du film à regarder le spectateur droit dans les yeux.

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

Si l'on pouvait déjà voir The Breakfast Club comme une thérapie de groupe propre à dompter les névroses de ses personnages principaux, La Folle Journée De Ferris Bueller ressemble fortement à la psychothérapie du personnage de Cameron Frye. Ce qui expliquerait l'aspect parfois "bizarre" d'un héros limite nervous breakdown, tapant des crises de nerfs tout seul dans sa voiture ou alignant des grimaces toutes plus crispées les unes que les autres.

En effet, Cameron doit accepter sa part d'ombre (n'oublions pas que Peter Pan cherche son "ombre" partout) et affronter ses peurs ("It's good for him, it teaches him to deal with his fear" confie Ferris à Sloane), notamment sa peur de grandir. Comme s'il était atteint du "syndrome de Peter Pan". Cette expression, utilisée depuis le début des années 80 pour décrire un adulte socialement immature, bloqué dans l'enfance, fut inventée par Dan Kiley en 1983. Soit un an seulement avant le premier film de John Hughes. Les collaborateurs qui travaillaient avec celui-ci ont souvent avoué avoir eu en face d'eux un ado de 35 ans, qui s'habillait, parlait, se coiffait et se comportait exactement comme les personnages de ses films.

La Folle Journée De Ferris Bueller
 

Si Ferris Bueller est tellement obsédé à l'idée de posséder une voiture, en termes symboliques, c'est l'enfant intérieur de Cameron qui recopie son père. Le héros doit s'en détacher pour mourir et renaître. C'est pourquoi, après la "mort" (il s'évanouit et tombe dans la piscine quand il apprend que son père va inévitablement découvrir que lui et son enfant intérieur ont emprunté la Ferrari), Cameron "renaît" en remontant à la surface. A partir de cet instant précis, il est entré dans son corps d'adulte et peut enfin affronter son père. Et changer de T-shirt.

La Folle Journée De Ferris Bueller
Un dernier regard vers l'enfance


- Why can't you fly now, mother?
- Because I am grown up, dearest. When people grow up they forget the way.
- Why do they forget the way?
- Because they are no longer gay and innocent and heartless. It is only the gay and innocent and heartless who can fly.
"

Peter Pan - J. M. Barrie


(1) A bien des égards, le film pour enfants Maman, J'Ai Raté L'Avion, scénarisé par Hughes quelques années plus tard, est une sorte de Ferris Bueller (et donc de Peter Pan) inversé. Au lieu de partir de la maison, le héros y reste et c'est sa famille qui part, les aventures ayant lieu à l'intérieur et non plus à l'extérieur. Les séquences très slapstick d'Ed Rooney tentant d'entrer dans la maison de Ferris ressemblent aussi beaucoup aux séquences des voleurs tentant de s'introduire dans la maison de Kevin McCallister.

(2) Le personnage de Ferris Bueller inspirera beaucoup de dérivés plus ou moins regardables : Parker Lewis ne perd jamais, ou ce winner blondinet de Zack Morris qui brisait régulièrement le quatrième mur dans la sitcom Sauvés Par Le Gong.

(3) Il y a clairement un aspect Bugs Bunny / Elmer Fudd dans la relation Ferris Bueller / Ed Rooney. Aspect renforcé par des éléments ouvertement "cartoon" (Rooney qui se prend des coups de pieds de Jeannie, Ferris qui fait un dérapage à pieds pendant son sprint final...)


FERRIS BUELLER'S DAY OFF
Réalisateur : John Hughes
Scénario : John Hughes
Production : John Hughes, Tom Jacobson
Photo : Tak Fujimoto
Montage : Paul Hirsch
Bande originale : Arthur Baker, Ira Newborn, John Robie
Origine : USA
Durée : 1h43
Sortie française : 17 décembre 1986




   

Vous n'avez pas les droit pour commenter cet article.

RoboCom.

Informations supplémentaires