Aux Frontières de l'Aube
- Détails
- Analyse par Guénaël Eveno le 20 janvier 2009
La nuit leur appartient
A l’heure où Twilight, mélo vampirique qui ne brille pas par son originalité, devient un véritable phénomène (h)émo-teenageresque, il est de mon devoir de vous parler d’un de ces films qui vous sont chers au point d’exercer sur vous une plus grande fascination que les classiques indétronables, j’ai nommé Aux Frontières De L’Aube (ne pas confondre avec La Frontière De L’Aube de Philippe Garrel).
En 1987, Kathryn Bigelow préfigure déjà Point Break dans ce film qui sera amené à grandir par le bouche à oreille, mais qui connaîtra un succès confidentiel (qu’on peut qualifier de culte sans galvauder le terme) pendant des années. Son succès de 1991 reprendra pourtant le même canevas scénaristique : un honnête homme pénètre dans un monde de libertés et d’excès qui le met à l’épreuve moralement. Cet homme, c’est Caleb, un jeune fermier qui se fait initier par une étrange jeune femme, Mae. On nous raconte comment il évolue au sein du groupe que constitue la famille de celle-ci : le terrible couple Jesse et Diamondback, l’impétueux Severen et le jeune Homer qui ne grandira jamais, dans un monde où le jour est synonyme de mort et dans lequel la nuit est un immense terrain de chasse.
EASY NIGHT RIDERS
Le ton est donné dès le premier plan lorsqu’on voit Caleb écraser un moustique qui buvait son sang. Le film sera une histoire d’affrontements et de prédation. L’Amérique "civilisée" redevient le temps d’un heure et demie le terrain de jeu de hors-la-loi que nul ne peut stopper. Des hors-la-loi d’autant plus terrifiants qu’ils sont surnaturels.
On connaît déjà Kathryn Bigelow de par son précédent film de motards, The Loveless avec Willem Dafoe, qui préfigure déjà une future filmographie sous adrénaline. Aux Frontières De L’Aube emprunte cet attrait du grand frisson. La réalisatrice filme les immensités sauvages de l’Arizona au Texas et les routes deviennent les grands espaces des westerns. Lorsque la nuit vient, les bikers et les routards remplacent les cow-boys et la nature devient le décor d’un western moderne où les saloons ne sont guère plus fréquentables que des siècles auparavant. Ces étendues respirent la liberté, mais la liberté a son prix : celui du retour à la loi de la jungle. Kathryn Bigelow s’empare d’un terrain généralement masculin pour inverser les règles. Dès le départ, Caleb est montré comme le représentant de l’espèce dominante, le fermier, roulant des mécaniques devant la superbe jeune femme. Les double sens induits dans les premières scènes font peu à peu monter la tension, installant l’étrangeté de Mae mais l’avantage demeure à Caleb jusqu’au moment où elle finit par montrer son véritable visage. Elle le contraint à entrer dans son monde en le contaminant. Dès lors elle le tient, le forçant à découvrir son territoire où les règles n’existent plus. Les créatures du film sont des bêtes qui comme des loups partent à la chasse la nuit tombée. Pour eux, il n’y a pas de meurtres mais des manières de pouvoir passer la nuit prochaine. Dans une séquence impressionnante de par sa crudité et sa langueur, Katryn Bigelow décrit l’initiation de Caleb. Le groupe entre dans un bar de motards et décime un à un les habitués et le personnel en prenant le temps de faire durer le plaisir. Il y’a l’apparition, le repérage annonciateur du massacre : des silhouettes inquiétantes au loin dans une étrange fumée. Plus tard, un autre plan fera écho à cette image magnifique montrant Caleb et son cheval, décrivant le cow-boy comme l’annonciateur de la mort du groupe de hors-la-loi.
Il y a ensuite l’encerclement, d’étranges préliminaires, puis le massacre se prolonge par touches progressives. Une réalisation posée et la normalité de la situation (les sourires des chasseurs font penser à une bonne partie de rigolade quotidienne) côtoient l’atrocité de ce qui se déroule. Kathryn Bigelow laisse la violence se passer comme n’importe quelle autre scène. Cette sécheresse de la violence et cette plongée dans le quotidien de la bande font songer à la manière dont Sam Peckinpah décrivait le quotidien de La Horde Sauvage. Même note d’intention de départ (le plan introductif avec la mise à mort des scorpions), l’Amérique sauvage filmée de manière hostile, même bande de hors-la-loi qui se construisent leurs propres règles, même invitation à suivre de l’intérieur des bandits auxquels on finit par s’attacher au cours de l’aventure. Car même si on a à faire à de véritables prédateurs, ceux-ci ont gardé un côté humain. Leur organisation et la chaîne des saigneurs est constituée par un besoin familial et affectif vital plus que par sélection naturelle. Cette humanité les rapproche de la famille unie de Caleb qui est pourtant son opposée. Cet instinct grégaire sera la faiblesse du groupe, mais aussi sa force car elle témoignent de grandes scènes où l’affection des membres ressort véritablement, comme ce suicide final du couple ou l’acte désespéré d’un Homer rongé par la solitude et qui n’a plus rien à perdre. La famille, c’est aussi le thème de l’excellent The Devil’s Rejects de Rob Zombie et on aura aucun mal à se convaincre de sa filiation avec Aux Frontières De L’Aube. Il n’y a qu’à voir l’encerclement du motel dans lequel la bande s’est réfugiée au jour car il cite ouvertement le début de l’assaut des hommes du shérif sur la famille Firefly. Aux Frontières De L’Aube est néanmoins plus manichéen que le film de Rob Zombie, établissant clairement une frontière morale qui l’oriente vers le récit d’apprentissage.
VAMPIRES...
Vous avez dit vampires? Le film lui se garde bien de le faire. Etablissant dans un contexte moderne des archétypes du film/roman vampirique, la réalisatrice scénariste nous fait donc le premier film ou on ne parle pas du mot en "v", le premier où le vampirisme n’est associé à aucune religion. Même John Carpenter qui orientera son Vampires vers le western ne se délestera pas du mythe à ce niveau (le titre est parfaitement explicite), intégrant entre ses vampires bestiaux et ses Van Helsing modernes le folklore religieux que l’on connaît. Les repères du vampirisme de Aux Frontières De L’Aube se situeront dans leur récit, car les personnages se définissent par ce qu’ils font, en dehors de toute dénomination. Une grande partie des éléments du vampirisme sont pourtant là (la lumière du soleil tue, ils se nourrissent du sang humain, ils sont immortels). Il y’a aussi ce jeune vampire cruel qui ne grandira jamais et qui rappelle la petite Claudia d’Entretien avec un vampire d’Anne Rice. Mais c’est la dernière chose que Katryn Bigelow va leur emprunter et on ne saura rien sur leurs origines. L’absence de dénomination et d’histoire donne à la condition de Caleb un flou inquiétant, qui évoque une contamination clinique, irrésistible, plus que n’importe quel film du genre. La nuit est la seule religion du film. Elle l’enveloppe comme un voile et semble exercer sur les créatures une fascination sans bornes, à la mesure de leur peur irraisonnée de la lumière du soleil. Les créatures de Aux Frontières De L’Aube brûlent au soleil, comme les vampires de la légende et le spectacle est lent et douloureux, évoquant des brûlures médicales aussi brutales que les morsures. En 1987, année de production du film, La contamination par le sang est un thème délicat. Le VIH a déjà fait de nombreuses victimes, chacun connaît son existence et les risques potentiels de rapports non protégés, les transfusions sont aussi étroitement contrôlées. Le sang est le canal par lequel passe le danger, et Kathryn Bigelow récupère astucieusement cette peur moderne dans son utilisation du mythe vampirique, autant qu’elle établit une puissante métaphore sur la drogue. Le sang devient tour à tour ce qui fait plonger Caleb et ce qui va le délivrer, par l’intermédiaire d’une transfusion du sang de son père, un curieux sevrage mais qui fait pourtant sens dans le cadre du film. Caleb est un junkie qui traîne avec son gang. Il se nourrit de Mae sans aucune retenue. Il ne peut plus se passer de sang mais il n’a pas encore passé le stade ou il tuerait pour s’en fournir. Une scène dans une gare le montre tentant de rentrer chez lui, mais son besoin de sang irrésistible l’en empêche. Son état physique est pitoyable et ses symptômes rappellent les gestes d’un junkie en manque. Le plaisir qu’il tire du mode de vie du groupe et à sucer le sang de sa "femme" lui donnent l’impression de vivre (lorsqu’il se nourrit de Mae, on entend le pouls de la jeune femme). Et en effet, il vit comme un gamin qui découvrirait ses premières expériences.
Caleb devient peu à peu accroc à cet affranchissement des contraintes sociales. Mais sa place n’est visiblement pas ici car s’il finit par s’intégrer au groupe grâce à son courage, il restera dépendant de celui-ci pour se fournir. Moralement, le code qui était le sien coule encore dans ses veines, et il ne lui faudra pas plus d'une transfusion de son père pour le rappeler à ce qu’il est.
L’AVENTURE INTERIEURE
Aux Frontières De L’Aube est un film très immersif qui parvient à asseoir une identité visuelle forte. La lumière éclairant les protagonistes au cœur de la nuit est flamboyante, les trous faits par les balles lors de l’assaut de la police créent des faisceaux mortels pour le groupe, les plans sur les vampires brûlant au jour sont superbes. Les grands espaces et la nature y sont filmés comme des personnages à part entière qui accentuent l’unité visuelle du film. Cette forte immersion résulte aussi d’un casting remarquable qui ne contient pourtant aucune tête d’affiche. Adrian Pasdar (depuis revu dans Profit et Heroes) est parfait dans tous les stades de l’évolution du personnage, devenant même inquiétant lorsqu’il découvre innocemment les plaisirs du sang auprès de Mae. On aurait clairement envie d’entrer dans le monde de la ravissante Jenny Wright, puis de la sauver. Elle obtiendra un prix d’interprétation féminine au festival du film fantastique de Paris, mais sa carrière fugace l’identifiera à jamais à ce personnage. C’est aussi avec plaisir qu’on retrouve Lance Henriksen, Bill Paxton et Jenette Goldstein, une partie de la "Cameron crew" d’Aliens (Bigelow ne cache pas son admiration pour le travail de celui qui sera par la suite son mari). Une poignée de grands acteurs qui apportent à leur personnage un plus qui évite les grands dialogues et permet de les faire connaître dans l’action. La réalisatrice prend le temps de développer cette action comme une succession d’instants et d’expériences intimes de son personnage principal. La musique de Tangerine Dream enveloppe le tout d’une aura mystérieuse et hypnotique qui accentue l’expérience sensorielle du spectateur. Nimbée de guitares, de percussions et un brin atmosphérique, elle se situe à cheval entre le palpable et l’irréel. Comme beaucoup de films des années 80, elle aurait pu cantonner le film à un point de le temps, une série B regardable et vite oubliée. Mais chaque redécouverte est aussi puissante que la première, exerçant une attirance qui va au-delà de sa simplicité. Il est regrettable que le film ne soit pas sorti de sa confidentialité par une édition française digne de ce nom, mais on se contentera du lot de consolation ; Un DVD Studio Canal qui rend au moins justice aux qualités du film et qui pourra peut-être en faire pour vous aussi un grand classique du cinéma.
NEAR DARK
Réalisatrice : Katryn Bigelow
Scénario : Kathryn Bigelow & Eric Red
Production : Steven-Charles Jaffe, Eric Red
Photo : Adam Greenberg
Bande originale : Christopher Franke, Tangerine Dream
Origine : USA
Durée : 1h35
Sortie française : 9 novembre 1988