Gérardmer 2014 – 1ère partie
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- Dossier par Guénaël Eveno le 11 février 2014
La confusion des genres
Nouvelle année, nouveau Gérardmer. La 21ème édition du festival Fantastic'arts s'est déroulée du 29 janvier au 2 février, faisant voguer nos deux envoyés spéciaux gonzos de l'Espace Lac au Casino, du MCL au Paradiso, pour le meilleur comme pour le pire.
Polaires, gants, écharpes et vin chaud accompagnèrent les longues files d’attentes (parfois une heure et demie !) des projections principales, leur rendant parfois préférables les séances suivantes, moins bondées et plus à même de ne pas refouler les queues de files. Une course qui aboutit à de belles découvertes comme à des séances pénibles. A Gérardmer, les jurys font du ski, et les films aussi, slalomant entre le fantastique et les autres genres, et pour beaucoup s’aventurant dans un dangereux hors-piste. Depuis quelques années, la compétition s’entoure de films de genre languissant ou arty, d’œuvres d'art et d'essai, voire de films qui appartiennent ouvertement à d'autres genres, ce qui force le public à redoubler d’indulgence envers ceux qui étreignent un tant soit peu le fantastique.
Cette tendance ne semble plus vouloir s’inverser avec les années, mais le festivalier n’est jamais à l’abri de petites découvertes entre deux ballades au lac. On préférera ne pas s’appesantir sur le catastrophique giallo post-moderne Sonno Profondo (pire qu’un Casa Muda de triste mémoire), le nébuleux et wannabe Shyamalan Static ou l’interminable Almost Human pour aller à l’essentiel. Voici ce qui ressortira de ces cinq jours du cru 2014.
INTELLIGENCES ARTIFICIELLES
La pépite la plus inattendue de cette année est film de SF noir réalisé par l’Anglais Caradog W. James. The Machine nous plonge dans un contexte de Guerre Froide entre la Chine et le Royaume-Uni dans lequel la course à la technologie est devenue primordiale. Le scientifique Vincent McCarthy (Tobey Stephens, depuis peu héros de la série Black Sails) travaille secrètement dans une base militaire pour le développement d’une intelligence artificielle destinée à asseoir l’avantage sur les chinois. Alors qu’il teste des prototypes, Vincent rencontre Ava (Caity Lotz), une jeune génie qu’il ne tarde pas à engager comme assistante. Il souhaite secrètement détourner les travaux d’Ava pour sauver sa fille malade.
Puisant abondamment dans la nouvelle de Philip K. Dick qui donna Blade Runner, Do Android Dream Of Electric Sheep?, et dans bien d’autres classiques de la littérature SF, The Machine n'a pas de grandes ambitions mais réussit à les dépasser, jusqu’à faire de l'oeil au chef-d’œuvre de Ridley Scott. L’intimité entre les protagonistes et les enjeux auxquels ils sont confrontés y sont équivalents, les décors de la base militaire y remplacent les tours. On retrouve le même soin porté à la photo, des plans d’une grande beauté et une attention particulière dans la caractérisation des personnages, des principaux aux seconds rôles. En filigrane de l’intrigue naît l’intelligence artificielle, une IA qui pâtit de ce contexte trouble, comme ce fut le cas de grands progrès scientifiques du XXème siècle. Elle s’insinue dans le film avec une subtilité désarmante, aussi subtilement que sont évoquées les tourments du héros et l’amour que lui porte la machine du titre. Aucune scène n’est gratuite dans The Machine, rien n’est esbroufe et on sent l’amour du genre, ne serait-ce que par la manière dont le réalisateur rend hommage à Ghost In The Shell au détour d’un plan ou au I, Robot d’Isaac Asimov dans l’architecture de son robot et la prise de conscience de lui-même. La jeune Eva nous avait émus deux ans auparavant à Gérardmer, la splendide Ava a réussi cette année à nous subjuguer.
TRAUMAKINESIE
L’arrivée en salle de Carrie, La Vengeance coïncide avec un retour en grâce de la vague psychic qui connut son heure de gloire à la fin des années 70, notamment par la première adaptation du roman de Stephen King, Scanners ou encore La Grande Menace. Gérardmer 2014 nous offre deux avatars du genre : un nouveau remake et un film original.
Réalisé par Richard Franklin, Patrick eut un beau succès dans son Australie natale à sa sortie en 1978. On y suivait l’histoire d’une infirmière chargée de s’occuper d’un homme dans le coma qui avait perdu ses cinq sens mais possédait des pouvoirs lui permettant de contrôler les machines. Le psycho nourrit très vite une obsession pour son infirmière, allant jusqu’à supprimer ses proches et provoquer des catastrophes pour la garder en son contrôle. S’il savait installer son ambiance, le film de Franklin peinait à exploiter tout le potentiel de son idée et constituait une série B parfaitement agréable, mais vite oubliée.
On pouvait donc espérer que l’australien Mark Hartley (le sympathique documentaire Machete Maiden Unleashed) nous sorte Patrick du placard avec en tête une approche originale qui puisse pleinement exploiter cette histoire tout en l’adaptant au contexte de notre époque. Visiblement trop déférant envers son modèle, le résultat se contente du minimum syndical, évaporant même l’ambiance particulière du premier opus. Par un traitement tantôt très premier degré, tantôt over the top, Hartley empêche le spectateur de s’immerger dans l’action. Peu soucieux de ses personnages, il les évacue sans trop de scrupules et réserve un final prévisible. Le travail d’adaptation est aussi poussif (l’utilisation des différents écrans, déjà présente en 1978 à un niveau plus rudimentaire, sera une des seules nouveautés de 2014). Peu aidés par le scénario, Charles Dance et Rachel Griffiths arrivent néanmoins à renouveler l’intérêt à chacune de leurs apparitions, malheureusement trop rares. Patrick est au final un remake en pilote automatique de plus qui ne restera pas dans les mémoires.
Neve, la gamine de Dark Touch, est, contrairement à Patrick, autant bourreau que victime. Sa psychologie trouble se nourrit visiblement des obsessions de sa réalisatrice, d’un grand pessimisme sur la nature humaine. Deux fois membre du jury à Fantastic’Arts, Marina de Van (Dans Ma Peau et Ne Te Retourne Pas) passe de l’autre côté en compétition officielle pour cette édition de 2014. S’inscrivant de par sa première partie dans un contexte de maison hantée, Dark Touch ne cache jamais sa véritable nature d’expression du mal-être de l’enfant battu. La jeune héroïne semble victime de sévices de la part de ses parents et y remédie dans un déchaînement de violence incontrôlée, et fait voler en éclats son semblant de foyer. Logée par des amis, la jeune fille ne parvient pas à se défaire de son passé et entreprend de rétablir une forme de justice pour les enfants brimés par les adultes.
Dark Touch a beau porter les oripeaux du fantastique, le pouvoir de son héroïne reste évasif, prétexte à métaphoriser une colère trop longtemps intériorisée ou une détresse face à l'incompréhension des adultes. Le film s’étend par contre sur les errances de Neve, son point de vue et ses difficultés à contrôler ce qu’elle est devenue, mais échappe au spectateur, contraint de voguer d’ellipses gênantes en scènes surlignant la thématique. Comme ce fut le cas pour l’histoire de Carrie White, Marina de Van semble ne vouloir exposer plus qu’un état de fait glaçant sans résolution possible. Mais la jeune Neve traîne avec elle un aspect lointain et insaisissable alors même que de nombreuses personnes cherchent à l’aider (dont une assistante social pourtant douée d’une grande empathie), une sorte de chaos intérieur assez casse gueule à retranscrire cinématographiquement. La langueur du film et la difficulté à s’intéresser à l’héroïne se doublent de répétitions et d'une arythmie familière du cinéma hexagonal. Dark Touch se rattrape par l’interprétation de la jeune Missy Keating, une mise en scène honorable et quelques bons moments, dont une scène finale particulièrement inspirée qui tranche avec la tiédeur de l’ensemble.
THAT 70’s SHOW
Il y a ceux qui furent traumatisés par la profondeur des réflexions sociétales que sut offrir le cinéma de genre des années 70, et ceux qui resteront à jamais bloqués sur un visuel, des images récurrentes, des excès formels d’une époque de jusqu’au-boutisme. Le Québécois Renaud Gauthier et le duo Hélène Cattet / Bruno Forzani (Amer) offrent deux exercices de style autour des seventies. L’un s’en sort avec les honneurs, l'autre persiste dans une forme d’autisme qui lève le sel de leur hommage.
On connaissait le tueur du Zodiac, mais qui a entendu parler du tueur disco ? Le premier vent d’air frais du festival nous est venu du Canada avec ce sympathique Discopathe, premier long de Renaud Gauthier qui fut longtemps mûri par son réalisateur. On y suit le parcours d’un jeune canadien traumatisé par la mort de son musicien de père, qui réagit aux stimuli du disco d’une façon bien radicale. Discopathe s’immerge dans la culture des années disco par une reconstitution réfléchie sur le fond comme sur la forme. Ainsi la mise en scène répond au côté exubérant de cette musique et renvoie autant à la fièvre musicale qu’aux polars de l’époque, au giallo ou au cinéma de Brian De Palma. Tandis que le tueur officie au sein d’un pensionnat catholique, l’enquête sur le sadique est mené conjointement par les polices francophones (le Québec avec son commissaire du terroir) et anglophones (le NYPD avec un sosie latino de Nicolas Cage très investi). Entre polar fleuve et comédie, Discopathe tourne le plus souvent vers le premier, parfois même comme un film de tueur en série un peu dérangeant qui ne dépareillerait pas parmi ses aînés. La musique n’adoucit peut-être pas les mœurs, mais elle donne à ce festival un goût un peu plus relevé. On souhaite au film de Renaud Gauthier de vite trouver un distributeur.
Moins convaincant dans son hommage, le duo Hélène Cattet / Bruno Forzani poursuit dans la veine d’Amer en se radicalisant. L’Etrange Couleur Des Larmes De Ton Corps est un film expérimental qui renvoie aux motifs récurrents des gialli. Via un homme qui recherche sa femme disparue dans un mystérieux appartement, les auteurs explorent plusieurs histoires contées par les personnages croisés par le héros. Cattet et Forzani cherchent à nous immerger dans chacun de ces récits, étirant les sensations et glissant dans un fétichisme décomplexé. Et évacuent d’un revers de main toute tentative scénaristique dans l’œuf, ce qui limite du même coup la puissance de l'expérience. Leur cinéma semble répéter en boucle les mêmes thème qui traversaient Amer mais laissent le spectateur plus facilement sur la touche. Le mystère est visiblement lié à l’appartement, et la découverte d’un passage secret derrière un mur. Ce passage mène le héros malgré lui vers d’étranges révélations que L'Etrange Couleur obscurcira pour s'éviter tout retour narratif. Pris comme une expérience, L’Etrange Couleur Des Larmes De Ton Corps provoque de beaux chocs esthétiques et sensoriels, mais semble plus parodier le genre que le porter aux nues (ne soyez pas dupes les gars, le giallo ça ne raconte rien) que le magnifier, glissant souvent avec un mauvais goût délectable vers le film érotique cheap.
MAUVAIS GENRE
Le 18 novembre 1978 à Jonestown en Guyane, 914 adeptes de la secte du Temple du Peuple de Jim Jones moururent empoisonnés au cyanure de potassium. Ce tristement célèbre suicide collectif est transcrit de manière à peine déguisée dans The Sacrament, docu found footage de Ti West (The Innkeepers), présenté en compétition. Suite à un courrier de la sœur d’un des leurs, une équipe de journalistes de l’émission Vice décide de se rendre dans une communauté vivant en vase clos afin d’enquêter sur le rassemblement. D’abord troublés par l’accueil armé qui leur est réservé, les journalistes apprendront à connaître la communauté et les motivations de ceux qui l’ont rejointe à l’aide des témoignages recueillis. Mais cette incursion sera la pierre dans l’engrenage parfaitement huilé du gourou et le conduira à envisager l’inimaginable.
The Sacrament est efficace, sait faire monter la pression autour des trois journalistes tout en mettant à profit les spécificités offertes par le format documentaire. On peut difficilement considérer le film de Ti West comme un found footage tant il s’éloigne des visées putassières que son thème aurait pu engendrer tout en cherchant à juguler la shaky cam généralement présente dans ce type de produits.Â
Ti West offre également un beau terrain d’expression à ses acteurs, tous impeccables (l’équipe de journalistes obtient rapidement l’empathie du spectateur). On retiendra particulièrement l’acteur Gene Jones, quasi homonyme du gourou du Temple du Peuple, qui incarne un leader aussi effrayant qu’insaisissable. L’interview entre le journaliste Jake (Joe Swanberg) et ce personnage en présence de tous ses adeptes retranscrit par sa durée et ses manipulations subtiles toute ambiguïté qui se dégage de cette planche de salut hors de la société américaine, qui apporta de l'aide aux toxicomanes, aux pauvres et particulièrement aux minorités ethniques. The Sacrament se révèle être un drame en temps réel, rondement mené et aux changements de point de vue toujours justifiés. Un drame tout ce qu’il y a de plus terre-à -terre qui n'aurait sa place dans la sélection du festival juste pour quelques passages flirtant avec l’horreur ordinaire.
Un homme se réveille un matin avec un rein en moins et une cicatrice sur le bas du dos. Victime d’un trafic d’organes, il devient obsédé par la récupération de son rein au point de sombrer dans la folie. Dans Ablations, le seul élément fantastique qui le traverse n'est qu'une vague atmosphère onirique, un voile sur la réalité lié à l’esprit perturbé de son héros.
Avec ce pitch, on pouvait s’attendre à une resucée de La Moustache d’Emmanuelle Carrère. Attente est à moitié évitée par Benoît Delépine (au scénario) qui confia la réalisation au jeune Arnold de Parscau, clippeur pour le dernier album de David Lynch, avec la volonté de créer une ambiance proche des films de Roman Polanski et du créateur de Twin Peaks. Le résultat est non seulement loin d’être original, mais s’avère être une pâle copie des maîtres un peu trop consciente d’elle-même. Ablations est un ersatz de thriller trop languissant pour s’assumer, qui masque son vide narratif par des éléments oniriques disposés au hasard. Ses meilleurs moments proviennent du décalage de certaines scènes et de quelques moments absurdes bien pensés. De faibles consolations pour un casting aussi bien troussé (Denis Ménochet, Virginie Ledoyen, Yolande Moreau et Phillipe Nahon) et un type aussi talentueux que Delépine aux commandes.
CANNIBALES AU LOW COST
Le festival de Gérardmer 2011 nous avait infligé Ne Nous Jugez Pas de Jorge Grau, film lent et bancal sur une famille de cannibales que nous avions tout fait pour oublier. C’était compter sans l’arrivée de l’adaptation américaine portée par le duo Jim Mickle / Nick Damici dont le premier effort, l'étonnant Stake Land, parvenait à mixer vampires et monde post-apo dans une variation inspirée de La Route de Cormac MacCarthy.
Entre leurs mains, le remake de Ne Nous Jugez Pas, présenté cette année hors compétition, bénéficie de l’aura mélancolique qui traversait Stake Land, s’éloignant du glauque sous vernis social du métrage dont il s’inspire. Le duo réussit à insuffler une ligne directrice à leur histoire, croisant les destinées des bourreaux et d’un médecin local (le sympathique Michael Parks) dont la fille a disparu dans le garde-manger de la famille. La photographie particulièrement soignée parvient à retranscrire l’état d’esprit de personnages qui hésitent entre la normalité et une tradition austère cloisonnant leur lignée depuis des générations. Une lutte intérieure qui se conclura dans un final brutal et symbolique. Toutes ces qualités ne seront pas suffisantes pour contrebalancer la langueur et l’austérité que traîne We Are What We Are. Avec un peu plus d’allant et un peu moins de prétention, Mickle et Damici auraient pu enfanter une série B intelligente. Ils se contentent de livrer une relecture religieuse de l’original.
A suivre !