Los Angeles, ville tentaculaire
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- Analyse par Johan Pomier le 22 octobre 2012
To live and die in L.A.
De Fast And Furious à Drive, en passant par Collateral ou Collision, Los Angeles est une ville où les routes, rues et voitures qui y circulent ont une importance particulière. Monstre tentaculaire où s’enchevêtrent les échangeurs et les voies rapides.
Los Angeles est le lieu privilégié des poursuites et des scènes d’automobiles. L'usage de l'automobile est obligatoire pour se déplacer, ce qui entraîne une saturation du réseau routier et ce malgré la création d'un très grand nombre de voies rapides reliant les quartiers entre eux. Voilà la spécificité de Los Angeles : pas de buildings mémorables comme dans d’autres grandes villes américaines, mais le sentiment que Los Angeles n’est que la rencontre de toutes les routes américaines et peut-être leur fin face à l’océan pacifique.
Pour étudier le pouvoir cinématographique des rues de cette ville, appuyons nous sur deux films produits tout deux en 2004 : Collateral et Collision (Oscar du meilleur film cette année-là ).
Les premiers plans de Collateral montrent une ville aux nombreuses routes, ramifications, sideways… Comme les tentacules d’une pieuvre qui n’auraient pas de tête, pas de centre, aux  échanges perpétuels.
De l’aéroport au palais de justice, du jour à la nuit Max (Jamie Foxx) conduit son taxi au son des discussions et de son auto radio.
Michael Mann, dans ce prologue, utilise beaucoup de plans en plongée (tournés d’hélicoptère) pour nous montrer toutes ces routes. Chères au code déjà établi dans son premier film à Los Angeles, Heat, les routes semblent avoir une importance toute particulière. Comme si chacune d'entre elles était le destin tout tracé de ses personnages, ceux que conduit Max. Max est donc comme le réalisateur, il décide de la direction que vont prendre les vies des gens qui se laissent bercer par le flux continu de circulation. Mais il semble incapable de prendre une décision, un chemin pour lui même. Voilà un des points centraux du film, faire des choix.
Son premier choix arrive quand Annie monte dans son taxi, ils débattent du chemin le plus rapide pour se rendre à son bureau. C’est cette discussion qui leur montre l’alchimie qu’il y a entre eux. Ils tombent amoureux en parlant d’itinéraires. S’en suivent alors de magnifiques plans de nuit des routes et des échangeurs sur une musique envoûtante de Groove Armada (et le titre Hands Of Time). Musique qui représente l’affection qui naît entre eux. Le taxi tourne juste au début de la chanson. C’est le premier tournant du film, le premier choix.
Mais son choix le plus important est le moment où il se rebelle contre Vincent (Tom Cruise) : après avoir tourné violemment, il décide de provoquer un accident pour empêcher Vincent de continuer sa nuit sanglante. C’est en changeant de route, en tournant quand on ne si attend pas que Max fait un choix : celui de se battre, donc d’exister. Dans Collateral Los Angeles est un enchevêtrement de routes, c’est-à -dire de destins qui se croisent, et qui influent les uns sur les autres.
La ligne droite est tout ce que la société a pour contenir l’homme, pour le déshumaniser. La courbe, quant à elle, représente l’inverse : le choix, l’humanité.
Dans Collision de Paul Haggis, les routes représentent elles aussi les destins. D’ailleurs il y a beaucoup de plans semblables à ceux de Collateral sur la ville filmée en plongée montrant toutes ses routes qui s’entrecroisent et se chevauchent. Mais nous sommes face à un film catalogue, où nous suivons une dizaine de personnages principaux. Ainsi les personnages n’ont pas de vrai choix en réalité, ils sont tous un paramètre parfait de la collision qui fonde, mais aussi qui finit le film, comme un éternel recommencement. Ce destin là , à l’inverse de ceux de Collateral est immuable, chaque personnage doit faire ce qu’il fait pour que le puzzle soit parfait. Ainsi, si l’épicier d’origine irakienne ne se faisait pas cambrioler, il n’aura pas besoin d’acheter une arme. Et si le vendeur d’armes n’était pas raciste alors la fille de l’épicier ne prendrait pas les premières balles qu’elle voit (en l’occurrence des balles à blanc). Et si les problèmes de communication entre le réparateur et l’épicier n’avaient pas lieu alors ce dernier ne deviendrait pas fou et ne retournerait pas chez le réparateur armé. Dès lors, si le réparateur n’avait pas offert sa veste à sa fille en lui disant qu’elle est magique et que quiconque qui la porte est immortel, elle ne sortirait pas pour lui sauter dans les bras quand l’épicier tire.
Mais voilà , cet enchainement de petits évènements produit non pas un meurtre mais un miracle, la fille n’a rien (puisque c’était des balles à blanc), ainsi ce miracle redonne de l’espoir à tous. Cette collision entre toutes ces actions et ces personnages a pour résultat un miracle et non pas un désastre. Tout le film ainsi fait. Si les routes et les voitures ont une grande importance dans le film (accident de voiture sur la voix rapide, contrôle du véhicule qui tourne mal, meurtre dans une voiture, poursuite, vol de voiture, homme écrasé par une voiture, clandestin retrouvé dans un camion…), la philosophie développée par le film est en réalité très différente de celle développée par Mann.
Si chez Mann chacun a le choix, difficile certes, mais un choix quand même, chez Haggis il n’y a que des faux choix. Le happy end du film n’est qu’un leurre, comme le reste, la vision du monde d’Haggis est plus sombre que celle de Mann ou en tout cas elle révèle d’une philosophie totalement déterministe (1) quand on voit bien que chez Mann nous sommes face à une vision plus existentialiste (2). Ce qu’on prenait pour des ressemblances est parfaitement opposé en réalité. Des images très semblables de Los Angeles, pour deux films de la même année (2004), veulent dire totalement l’inverse. Si chez Mann la ligne droite est tout ce que la société a pour contenir l’homme, pour le déshumaniser. La courbe – quant à elle – représente l’inverse : le choix, l’humanité (3), alors que chez Haggis les courbes et les méandres des routes ne sont qu’un meilleur moyen pour nous montrer que le destin est implacable.
Bien sûr, le film de Mann est bien meilleur que celui d’Haggis, qui n’est qu’une boursouflure scénaristique et prétentieuse. Dans Collateral les questions esthétiques posées par le style du cinéaste sont bien plus intéressantes. Mais nous sommes aussi face à deux manières de voir le monde et de le figurer : l’une porteuse d’espoir et complexe et l’autre défaitiste car hantée par le destin. Bien sur les lauriers auront été pour Haggis aux Oscars, et Collateral n’aura eu aucun mal pour passer pour un blockbuster vide de sens pour le grand public.
C’est là qu’est la différence entre un grand cinéaste et un plus quelconque. Le premier écrit son texte avec des images en laissant le spectateur libre de questionner le film, tandis que l’autre utilise tous les procédés (y compris les plus lourds) pour enfoncer des portes ouvertes. Mann a fait un grand film sur l’individualisme des sociétés modernes, Haggis a lourdement parlé de tolérance.
Avec cette analyse comparée, on voit aussi qu’un lieu est un matériel malléable à l’infini pour le cinéaste qui tente de le rendre signifiant. Los Angeles l’est encore plus, pour son caractère inidentifiable et les fantômes (de cinéma) qui la parcourent. Los Angeles, ville du cinéma par excellence, n’existe finalement (au moins esthétiquement) que parce que des cinéastes la filment et la transcendent.
Los Angeles, c’est déjà du cinéma.
(1) Le déterminisme peut être défini comme le fait que chaque événement est déterminé par un principe de causalité.
(2) L’existentialisme définit, lui, l'être humain comme moteur de son existence par ses propres actions.
(3) Jean-Baptiste Thoret, "Trajectoires incompatibles", in Panic, n° 1, 2005, p.34.
COLLATERAL
Réalisateur : Michael Mann
Scénario : Stuart Beattie (script doctor : Franck Darabont)
Production : Michael Mann & Julie Richardson
Photo : Dion Beebe & Paul Cameron
Montage : Jim Miller & Paul Rubell
Bande originale : James Newton Howard
Origine : USA
Sortie française : 29 septembre 2004
COLLISION
Réalisateur : Paul Haggis
Scénario : Paul Haggis & Robert Moresco
Production : Paul Haggis, Robert Moresco, Don Cheadle, Mark R.Harris…
Photo : James Muro & Dana Gonzales
Montage : Hughes Winborne
Bande originale : Mark Isham
Origine : USA
Sortie française : 14 septembre 2005