L'Étrange Incident - 2ème partie
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- Rétroprojection par Pierre Remacle le 2 janvier 2012
La corde sauvage
Bien des réalisateurs se contenteraient de cette brillante étude du concept de justice et des limites de ce dernier (voir la première partie). Mais ça ne suffit pas à Wellman, qui élargit encore son propos en le replaçant intelligemment dans une perspective dépassant de loin la simple dénonciation du lynchage.
En effet, au-delà de la vie de trois hommes, l’enjeu en filigrane du débat en devient vite la question universelle du choix de société : quelle décision les membres du posse vont-ils prendre ? Le meurtre ou la justice ? La barbarie qu’ils prétendent combattre ou l’état de droit qu’ils s’imaginent défendre ? Pour tout résumer en une seule question: à quel idéal se vouer ?
Dans son film, Wellman cristallise les options possibles (et les conséquences que celles-ci entraînent) par le biais de quatre figures féminines.
CHERCHEZ LES FEMMES
Fait assez inhabituel, la première d’entre elles n’est même pas un personnage de chair et de sang. Il s’agit du sujet du tableau surplombant le bar où Art et Gil débarquent lors du prologue. Il représente, dans une composition qui n’est pas sans rappeler le célèbre Cauchemar du peintre Fussli, une jeune et jolie femme allongée sur un divan au milieu d’une pièce. En arrière-plan, un homme souriant ouvre des rideaux et semble vouloir se diriger vers la demoiselle en question.
L’interprétation paraît facile : cette femme, c’est l’Idéal. L’inaccessible étoile. Le moteur de toutes les actions. Ce pour quoi on se lève le matin. Ce à quoi on rêve la nuit. Bref, c’est la Femme.
La symbolique est d’autant plus puissante que tous ceux qui convoitent celle-ci sont condamnés par nature à l’observer de loin et à ne jamais pouvoir la toucher.
Et ce, qu’il s’agisse du spectateur extérieur au tableau (par exemple, Gil) ou bien du personnage masculin figurant lui-même sur la peinture : le premier n’atteindra jamais la femme du fait de son appartenance à la réalité là où elle relève du domaine des idées, le second ne s’en approchera jamais non plus de par son essence même de représentation graphique du destin immuable du spectateur extérieur.
Gil est particulièrement fasciné par cette image. Ce n’est d’ailleurs apparemment pas la première fois qu’il la contemple. Sa pensée, qu’il exprime à haute voix, est révélatrice : "J’ai toujours pensé qu’elle méritait mieux". Oui, mais mieux que quoi ? Que qui ? Existe-t-il seulement une alternative ? Le barman recentre d’ailleurs le débat avec sa réponse à la rêverie de Gil : "Comme toi, peut-être ?" (en anglais : "You’re boasting". "Tu te vantes").
Finalement, on peut assimiler cette femme au concept de justice parfaite, immanente, que les membres du posse déclarent (et pour certains, pensent sincèrement) défendre. Eux aussi pensent qu’"elle mérite mieux que ça". Mieux que ce juge impuissant. Mieux que ce sheriff absent. Mieux que ces autorités apparemment inactives. Et quelque part, ils ont raison : oui, la justice mérite mieux que ça.
Mais en osant répondre à la remarque du barman, en se désignant eux-mêmes d’autorité comme étant la solution, comme étant ce "mieux" en question, ils commettent le péché d’hubris, cet orgueil démesuré qui a perdu tant de héros de tragédies grecques avant eux. Les conséquences sont terribles : alors qu’ils ont quitté la ville pour débusquer des meurtriers, les membres de la patrouille y reviennent en tant qu’assassins. Wellman distille d’ailleurs des indices discrets mais édifiants quant à la véritable nature du périple des "justiciers": ce n’est pas du tout un hasard si le conducteur d’une diligence dont ils croisent le chemin leur tire dessus. Le cocher a beau s’excuser en toute bonne foi auprès d’eux en leur expliquant qu’il pensait être attaqué par des hors-la-loi, il met, sans le savoir, le doigt là où ça fait mal : c’est très précisément ce que sont les membres du posse à cet instant. Des hors-la-loi. (touche d’ironie supplémentaire, la seule personne blessée par le conducteur de la diligence sera Art, un des rares opposants à la pendaison des trois suspects). Néanmoins, la loi, la vraie, finira par rattraper ces justiciers.
Et le dénouement de nous les montrer dans le bar où tout a débuté, attendant leur sort et ruminant leur petit enfer personnel fait de remords et de culpabilité.
Le tout sous le regard impitoyable de cette Femme plus lointaine que jamais qui, du haut de son tableau, les domine. Les nargue. Les juge.
A côté de cette justice supérieure et donc par définition inaccessible, Wellman s’attarde également sur la société concrète dans laquelle ses personnages évoluent : le wild west. Mais pas celui parfois idéalisé (fantasmé ?) par certains réalisateurs : on est très loin ici d’une ode à la sombre beauté d’une nature encore indomptée ou d’une glorification de la vie des courageux pionniers. Dans L’Étrange Incident, Wellman nous montre le far west dans ce qu’il a de plus pourri, de plus irréfléchi, de plus laid.
Celui-ci est symbolisé par le deuxième personnage féminin qui nous intéresse : Jenny "Ma" Grier. Vieille, grosse, horrible, sadique, elle se montre directement volontaire pour faire partie du posse et est une fervente partisane du lynchage des trois suspects interceptés par la patrouille (lynchage auquel elle participe d’ailleurs activement). Bref, Wellman nous rappelle brutalement que dans l’expression wild west, le deuxième mot n’est peut-être pas le plus important.
Par extension, il aborde également une certaine idée de frontière aussi bien topographique que symbolique entre la sauvagerie et la civilisation. L’histoire se passe en effet dans l’état du Nevada. A l’ouest, c’est la grande ville : San Francisco. Entre les deux, des montagnes. La patrouille se dirige vers l’ouest à la poursuite des criminels mais ne franchit jamais la frontière des montagnes. Elle reste en territoire "barbare". Pire : les "justiciers" empêchent le groupe de cow-boys capturés de franchir le col les menant vers leur destination, San Francisco. Vers la civilisation. Comme s’il était intolérable pour la majorité qu’un petit groupe puisse avoir l’opportunité de se diriger vers une vie meilleure. Comme s’il fallait tenter de rabaisser tout le monde au même niveau de médiocrité au lieu de tenter de s’élever soi-même.
Tout la question du bien-fondé de l’exécution prend dès lors une signification supplémentaire : c’est ni plus ni moins d’un test de passage qu’il s’agit. Les justiciers sont-ils prêts à atteindre un niveau de conscience supérieur ? Ces hommes de l’ouest sont-ils dignes d’accéder à la modernité ? A la civilisation ? Au progrès ?
Leur décision indique que non et ils seront donc refoulés aux portes du paradis. Direction le village. Le wild west. Le purgatoire déjà cité plus haut, et depuis devenu enfer.
Notons également pour la bonne bouche que Wellman traduit avec brio ce sens du mouvement en termes de réalisation : dès son départ de la ville, la patrouille se dirige en permanence de la droite vers la gauche de l’écran, suivant la progression géographique effectuée par celle-ci (toujours vers l’ouest).
Mais revenons à cette question d’idéal à découvrir, à ce sens que les personnages cherchent désespérément à donner à leur vie et à leurs actions.
On vient de le voir, la réponse à cette obsédante question ne se trouve pas dans la société de l’ouest sauvage, incarnée par une monstrueuse "Ma" Grier.
D’autre part, le fait de se référer (ou du moins, de prétendre se référer) à une valeur plus grande qu’eux-mêmes (cette fameuse justice) n’a pas non plus sauvé les membres du posse.
Le personnage du héros, Gil, a quant à lui une motivation bien plus classique. Peut-être plus égoïste aussi, d’une certaine manière. C’est là qu’entre en scène le troisième personnage féminin sur lequel nous allons nous pencher : si Gil est arrivé en ville, c’est pour retrouver son ancien amour, Rose, qui lui a promis de l’attendre le temps qu’il faudra. Et qui, au très grand dépit de Gil, ne l’a pas fait et a préféré partir pour tenter sa chance à San Francisco. Gil a tout de même l’occasion de voir ce qu’est devenu l’objet de tous ses espoirs, Rose faisant partie des passagers de la diligence que la patrouille croise le long de sa route. Elle est souriante, pomponnée, sûre d’elle, arrogante. Et surtout, accompagnée de son tout nouveau mari, un riche pied-tendre. Même s’il paraît évident que Rose n’a épousé cet homme que par intérêt et non par réelle affection, l’intense regard (de défi ? de satisfaction ? de regret ?) qu’elle jette à son ancien amant prouvant que personne ne la possèdera jamais vraiment, la leçon n’en est pas moins amère pour un Gil qui ne sait plus vraiment à quel saint se vouer.
Le message de Wellman est clair : si Gil ne considère jamais la sauvagerie de l’ouest comme une solution souhaitable (il est un des premiers membres de la patrouille à se positionner contre l’exécution des trois suspects), la trahison de Rose lui fait également considérer l’idéal de la "civilisation" comme étant indigne, corrompu (voire corrupteur). Aussi dénué d’avenir qu’un mariage sans amour peut l’être.
Et par la même occasion, Wellman tord le cou d’un vieux cliché supplémentaire (pas forcément propre aux westerns d’ailleurs) : non, le héros ne termine pas toujours l’histoire avec la belle à son bras. Parfois, c’est même une bonne chose qu’il ne le fasse pas.
Toujours est-il que la lancinante interrogation qui nous occupe n’a toujours pas de réponse. Où donc trouver le salut ? Quelle voie suivre ? Cette quête d’absolu trouvera son accomplissement via un quatrième et dernier personnage féminin que, ultime pirouette d’un Wellman décidément bien roublard, l’on ne verra jamais.
Martin, un des trois suspects capturés par le posse, comprend rapidement que ses deux compagnons et lui ne s’en tireront pas. Il décide alors de rédiger une ultime lettre à son épouse afin de lui expliquer sa mort. En se chargeant de remettre cette missive à l’épouse en question, Gil et Art respectent non seulement les dernières volontés d’un condamné à mort mais se trouvent surtout une nouvelle raison de vivre : rarement le dicton "la femme est l’avenir de l’homme" aura-t-il été illustré aussi subtilement que dans cette histoire. Et dans une image miroir de l’ouverture du film, le final nous montre donc Gil et Art reprendre leurs chevaux et quitter la ville vers l’est, par où ils sont venus. Ce faisant, ils tournent littéralement le dos aussi bien à la "modernité" de San Francisco qu’à la barbarie du wild west.
Wellman clôture ainsi son histoire sur une touche (mesurée) d’optimisme : à défaut d’avoir sauvé trois innocents, Gil et Art sont au moins parvenus à sauver leurs âmes.
LA BALLADE DES PENDEURS
Même si elles sont traitées avec une rare intelligence, les thématiques abordées dans L’Étrange Incident ne représentent pas le seul point intéressant du film de Wellman.
Il convient par exemple de noter la grande implication d’Henri Fonda dans ce projet, à l’aune de l’intensité remarquable de son jeu. Fonda a effectivement tourné une bande-annonce assez originale pour promouvoir ce film : on l’y voit dire tout le bien qu’il pense du roman dont L’Étrange Incident est une adaptation. Il est d’ailleurs amusant de constater que les sujets de justice, d’innocence et de culpabilité tiennent également une part prépondérante dans un autre des films de Fonda (son meilleur, peut-être ?): le célèbre Douze Hommes En Colère. Autre exemple : dans L’Homme Aux Colts D’Or, fameux western de Dmytryk, on voit Fonda déclarer que les participants à un lynchage commettent le pire des crimes. C’est comme si une certaine notion de justice tenait à cœur autant, si pas plus, à l’homme qu’aux personnages qu’il incarne.
Ce qui frappe également à la vision de L’Étrange Incident est tout le talent de réalisateur de William Wellman, qui se manifeste de différentes manières. En premier lieu via une étonnante modernité : en effet, une des rares voix de la sagesse à s’élever contre le lynchage appartient à un vieux prédicateur noir. Rappelons tout de même que le film a été tourné en 1941, une époque où une telle mise en avant d’un personnage noir, sous un jour positif qui plus est, était plus qu’inhabituelle dans un western. On retrouvera d’ailleurs une autre illustration de cet esprit moderne dans le personnage de femme (très) forte tenu par Anne Baxter dans un western ultérieur de Wellman, le très bon La Ville Abandonnée.
Wellman déploie également une rare aisance dans l’utilisation de l’éllipse. En fait, et sans que cela ne porte jamais atteinte à l’intensité du récit, la plupart des moments clés de l’intrigue se passent en hors-champ, qu’il s’agisse du drame déclencheur de tous les évènements (le prétendu assassinat du notable éleveur… qui n’est jamais arrivé, l’éleveur en question n’ayant été que blessé par ses agresseurs), de l’exécution en elle-même, du bon travail d’homme de loi que le sheriff a accompli ou bien encore du destin final du néfaste major Tetley.
Ajoutons à tout cela que Wellman laisse planer quelques soupçons sur l’identité sexuelle du fils Tetley via de subtils sous-entendus (le choix des mots que le père utilise pour railler son fils, certains regards échangés entre le fils et les trois suspects…), ce qui ajoute une grille de lecture du film supplémentaire à côté de toutes celles déjà mentionnées.
Face à un film plus pessimiste encore que le Furie de Friz Lang, sorti quelques années plus tôt et traitant du même sujet, la Fox ne sut pas trop que faire de L’Étrange Incident et ne le sortit en salle qu’en 1943, soit deux ans après qu’il ait été tourné. Cela ne l’empêcha pas d’être nominé aux oscars en 1944 dans la catégorie "meilleur film" (remportée cette année-là par… Casablanca). Curieusement, c’est la seule catégorie pour laquelle L’Étrange Incident eut les honneurs d’une nomination (il est d’ailleurs assez incompréhensible que ni le jeu de Fonda ni le script exceptionnel de Lamar Trotti n’aient été nominés).
Classique méconnu, L’Étrange Incident reste aujourd’hui une perle issue d’une époque où on n’avait pas forcément besoin de deux films de deux heures et demie chacun pour adapter un roman à succès. C’était une époque où soixante-quinze minutes suffisaient pour raconter une bonne histoire.
Soixante-quinze minutes de film, oui. Mais toutes tirées entre vos deux yeux.
THE OX-BOW INCIDENT
Réalisateur : William A. Wellman
Scénario : Lamar Trotti d'après le roman de Walter Van Tilburg Clark
Production : Lamar Trotti
Photo : Arthur C. Miller
Montage : Allen McNeil
Bande originale : Cyril J Mockridge
Origine : USA
Durée : 1H15
Sortie française : 8 Septembre 1948