Inglourious Basterds
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- Critique par Nicolas Marceau le 27 août 2009
Oh my God, they've killed ****! You bastards!
"Il était une fois dans une France occupée".
Ce qui devait être à l’origine le titre d’Inglourious Basterds sera finalement le nom attribué au premier chapitre du dernier film de Quentin Tarantino. La note d’intention est là , sous nos yeux, d’autant plus évidente qu’elle ornait déjà les différentes affiches promotionnelle. "Il était une fois…". Bienvenue dans l’univers du conte, de la fable, de l’allégorie. Bienvenue dans un récit cinématographique.
Loin du film de guerre bourrin ou du drame historique auquel le contexte narratif aurait pu nous préparer, Tarantino préfère plier la Seconde Guerre Mondiale à son univers. Les affrontements entre nazis et soldats américains / anglais ne seront pas prétextes à des fusillades spectaculaires (celles-ci sont bien présentes mais ne représentent que de fulgurants climax) mais bien à des joutes verbales où les mots font office d’armes. Yakusas, gangsters, nazis... C’est un peu la même chose finalement : seule compte la figure purement cinématographique et iconique. Et quoi de plus iconique qu’un bon vieux western ?
La séquence d’ouverture, longue d’une vingtaine de minutes, synthétise à la perfection l’ambition du cinéaste. Dans une campagne française sublimée par le format Scope, une jeune fille étend du linge à sécher. Quelque chose d’invisible semble soudain attirer son attention. Elle écarte un drap faisant office de rideau théâtral et dévoile une troupe allemande à quelques centaines de mètres. La musique d’Ennio Morricone, reprenant un bouleversant motif au piano de Beethoven, alourdit l’ambiance. Le père de la jeune fille, coupant du bois tel un Charles Ingalls bienveillant, ordonne à ses enfants de rentrer à l’intérieur de la maisonnée. On pense aussitôt aux prémisses de l’attaque du ranch de La Prisonnière Du Désert, référence d’autant plus évidente qu’un plan montrant une des jeunes filles refermant une fenêtre renvoie explicitement au lyrisme de John Ford. Quelques instants plus tard, c’est à la présentation de Setenza dans Le Bon, La Brute Et Le Truand que l’on songe. Même arrivée menaçante (le cow-boy est remplacé par un colonel SS), même présence de la famille à l’arrière-plan, même confrontation centrale entre deux hommes autour d’une table.
D’une rigueur exemplaire dans son découpage, cette séquence va établir la menace absolue que représente le terrifiant Hans Landa par une lente inversion des rapports de force entre l’allemand et M. LaPadite, le français interrogé. D’abord présenté comme maître de sa demeure, M. Lapadite et ses filles cernent d’abord l’officier SS qui a pris soin de laisser ses hommes dehors (chaque changement de cadre prend la peine de laisser au moins une fille à l’arrière-plan). La conversation sera ensuite mise sur un plan d’égalité une fois les jeunes demoiselles mises dehors, ne laissant plus que deux hommes face à face. La conversation de routine suit son cours, M. LaPadite se mettant à son aise en fumant la pipe. Le malaise s’enclenchera véritablement grâce à un travelling circulaire qui va inverser la position des deux hommes dans le champ. Le français, jusque là constamment à gauche de l’écran, se retrouve à droite, le SS passant quand à lui de la droite à la gauche (il allumera ensuite sa propre pipe, ne laissant plus aucun doute quant à  sa véritable emprise sur les lieux). Tarantino en profite alors pour faire monter d’un cran la tension en dévoilant sous le plancher une famille juive cachée. La déstabilisation opère par petites touches jusqu’à l’explosion de violence finale.
Outre la précision de la mise en scène, il y a dans ces longues minutes de tension une utilisation absolument effarante d’audace du langage. Là où les conventions hollywoodiennes ont instauré un anglais systématique dans tout film historique se déroulant en Europe, Tarantino s’amuse en commençant sa séquence dans la langue de Molière. Un français est interrogé par un allemand, ils parlent logiquement français. Mais voici soudain que l’officier SS déplore avoir épuisé tout son vocabulaire et propose de poursuivre la conversation en anglais puisque M. LaPadite en a quelques notions. Ce qui passe d’abord pour une pirouette typiquement américaine se révèlera finalement être un piège linguistique redoutable, Hans Landa choisissant une langue que la famille juive cachée ne connaît pas afin de ne pas les alerter et mieux les pièger.  Â
Les mots ont souvent fait office d’armes chez Tarantino. On se souvient ainsi de l’épilogue de Pulp Fiction ou encore du chapitre final de Kill Bill qui résolvaient des situations de conflits par la parole, quand bien même les protagonistes tenaient dans leurs mains des flingues ou des sabres. Plus que jamais, c’est bien la maîtrise des langues qui permet aux personnages d’exercer leur domination sur les autres. Allemand, anglais, français et même italien : c’est parce qu’il sait parler ces quatre langues à la perfection qu’Hans Lanza est aussi dangereux. C’est parce qu’il existe une multitude d’accents qu’un Basterd déguisé en SS manque d’être démasqué. Et c’est parce qu’il ne parle absolument pas italien que le lieutenant Aldo Raine se trahit lors du chapitre final. Les mots peuvent tuer, en fonction de la personne qui les utilise (rarement un verre de lait, une cigarette et un strudel auront paru aussi angoissants). Mais il y a un langage qui est plus puissant que tous les autres : celui du Cinéma.Â
"Pour être efficace, la propagande ne doit absolument pas paraître voulue. Dès l’instant où l’on prend conscience de la véritable nature d’une propagande, elle perd toute efficacité". Cette citation de Goebbels, ami proche d’Hitler et Ministre de la Propagande sous le IIIème Reich, rappelle à quel point la sémiologie de l’image peut être dangereuse selon la finalité qu’on en fait. Rien de surprenant alors à ce que Tarantino multiplie les allusions aux Å“uvres de propagande nazies, de la comparaison des juifs aux rats véhiculée en 1940 par le film Der Ewige Jude aux allusions récurrentes à George Wilhelm Pabst (L’Enfer Blanc Du Piz-Palu est cité plusieurs fois). Mais si dangereux soit le pouvoir de ces images universelles, elles peuvent être retournées contre leurs propres instigateurs pour peu qu’on parvienne à les décrypter.  Â
Ainsi, si Kill Bill plaçait le Cinéma au cÅ“ur de sa réflexion sur la victoire de l’imaginaire (Tarantino y tuait symboliquement son père grâce à sa culture cinématographique) et si Boulevard De La Mort s’achevait sur le triomphe de nénettes accros des vieux drive-in (elles tuaient le boogeyman parce qu’elles possédaient une connaissance cinéphilique que n’avait pas le premier groupe de filles assassinées sauvagement), Inglourious Basterds va encore plus loin puisqu’il souligne la toute puissance du cinéma capable de changer l’Histoire. La jeune juive en quête de vengeance tient un cinéma diffusant des Å“uvres subversives (des affiches de Clouzot sont présentes à l’arrière-plan), le soldat allemand amoureux ne remarque sa funeste promise que parce qu’elle s’occupe de la façade de sa petite salle de projection, c’est la nature hautement inflammable des bobines en nitrate qui est destinée à brûler vifs les nazis, c’est une actrice, un projectionniste et un critique de film qui sont au cÅ“ur d’une vaste opération Kino destinée à faire s’effondrer le IIIèm Reich…Â
Pas de doute : Tarantino croit au pouvoir allégorique du 7ème Art, témoin cette fabuleuse blague en rapport avec King Kong. Aussi utilise-t-il son uchronie pour se livrer à  la véritable catharsis d'un traumatisme universel. En effet, 2h30 durant, les nazis vont endurer le rôle traditionnellement tenu par les juifs et inversement. Les numéros tatoués deviennent des croix gammées taillées sur le front, les fours crématoires de la Shoah deviennent un brasier purificateur lors d’un final dantesque que n’aurait pas renié le Brian De Palma de Carrie… Toute la dernière partie du film opère d’ailleurs comme un miroir déformant tendu à la face du spectateur : alors que les nazis se marrent bêtement devant Fierté De La Nation (un faux film de propagande dans lequel un allemand dézingue des alliés à la pelle), le public d’Inglourious Basterds jubile en assistant au massacre totalement fou de nazis emportés en Enfer.     Â
Le danger serait alors de prêter à Tarantino une idéologie fasciste à travers son audacieuse inversion entre victimes et bourreaux. Mais comme il nous le rappelle une dernière fois, tout ceci n’est que du western spaghetti, qu’une lutte entre des cow-boys nazis et des indiens juifs. Le personnage d’Eli Roth est surnommé Ours Juif, la bande de Brad Pitt scalpe du nazi à tour de bras, Mélanie Laurent se dessine des peintures de guerre avec son maquillage avant de mener son ultime combat… Le manichéisme s’estompe, tel que Sergio Leone l’avait fait en revisitant les conventions du western dans les années 60. Un nouveau monde est né dans le sang, dans la vengeance, dans le mensonge. Les héros sont tous des Enfoirés violents (voir la campagne promotionnelle assimilant chaque figure héroïque du récit à un Basterd), l’uniforme SS n’est qu’un costume trop facile à enlever pour celui qui veut réécrire l’Histoire en s’attribuant la gloire, la haine entraîne une vengeance autodestructrice ("Au revoir, Shoshanna")…
Après que la Conquête de l’Ouest est devenue le dernier grand mythe du 20ème siècle, Tarantino aurait-il fait de la Seconde Guerre Mondiale le premier grand mythe à défricher du 21ème ? Si c’est bien le cas, alors la dernière phrase prononcée par Brad Pitt se révélerait on ne peut plus juste : Inglourious Basterds est peut être bien son chef-d’œuvre.
INGLOURIOUS BASTERDS
Réalisateur : Quentin Tarantino
Scénario : Quentin Tarantino
Production : Lawrence Bender, Harvey & Bob Weinstein...
Photo : Bob Richardson
Montage : Sally Menke
Bande Originale : Ennio Morricone
Origine : USA
Durée : 2h36
Sortie française : 19 Août 2009