Tintin : les dangers de la culture transgénique

Tintin en Amérique

Tintin par Spielberg
[Article publié dans le cadre de "La semaine normale"] Certains, dont, nous vous rassurons tout de suite, nous ne faisons et ne ferons jamais partie, s'en réjouissent d’une manière plutôt puérile : l'illustre fleuron de la BD européenne qu’est Tintin va très bientôt faire l’objet (ou plutôt subir les affres) d’une adaptation battant pavillon américain, et le tout en images de synthèse s’il vous plaît !
Hé bien non, cela ne nous plaît pas.Et ce, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la plus évidente : qu’est ce que des américains viennent faire dans ce projet ? Comment des gens biberonnés dès leur plus tendre enfance aux "comics", bandes dessinées le plus souvent ineptes, pourraient-ils être capable de comprendre la sensibilité artistique toute européenne et même, osons le dire, francophile du grand Hergé ? La réponse est simple : non, ils n’en sont pas capables (No, you can’t).Aucun artiste américain (quel bel oxymore !) actuel ne nous semble posséder les outils culturels et / ou esthétiques lui permettant de traduire sur le grand écran cette incroyable alchimie de corps en mouvements statiques (on a presque envie de dire "corps en flottement") que Hergé maniait avec tant de facilité. Le bébé semble déjà mort-né, donc.
D’autre part, pourquoi cet intérêt soudain pour Tintin ?La réponse est encore bien plus simple : l’argent et l’opportunisme. Il suffit de voir les succès grandissants des adaptations filmiques des comics américains, dont chaque sortie est une garantie de bénéfices substantiels pour les producteurs hollywoodiens (honni-woodiens ?). Evidemment, le cinéphile ne peut que s’interroger face à ce phénomène, surtout au vu de la qualité bien souvent médiocre de ces films : ne citons pour cette année 2011 que l’exécrable Captain America : First Avenger ou encore le lamentable X-Men: First Class. Il n’y a guère que le récent Green Lantern qui réussit à tirer son épingle du jeu de par une rafraîchissante originalité.Toujours est-il que les faits sont là : il faut nourrir le geek tout puissant.

Et comme le répertoire de comics disponibles n’est pas inépuisable, Dieu merci, les producteurs en panne de matière première se retournent contraints forcés vers des œuvres européennes. Notons par pur souci d’honnêteté intellectuelle que dans de très, très rares cas, la greffe est réussie : voir le cocasse et audacieux Les Schtroumpfs sorti cet été. Le public ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Hé bien cette fois, c’est au tour de Tintin de passer à la moulinette et de se faire assaisonner à la sauce hamburger-ketchup.Gageons que les savoureux noms d’oiseaux lancés par le Capitaine Haddock ne franchiront même pas la barrière de la censure de la puritaine Amérique !

Tintin et McDo
Ici, on peut voir Tintin et le Capitaine Haddock s’acheter un hamburger à un prix modique : il ne leur a coûté que leur dignité.

La seule chose légèrement rassurante est que le public américain, peu habitué aux héros ne portant ni collants, ni leur slip au-dessus du pantalon, sera probablement déstabilisé et boudera donc ce film. Une saine réaction, évidemment, mais quel dommage que cela ne soit pas pour les bonnes raisons que nous exposons ici même !
Néanmoins, cela demeure une bien maigre consolation : on ne peut pas s’empêcher d’imaginer avec amertume ce qu’aurait donné une adaptation d’une telle œuvre par un réalisateur authentiquement inspiré et bien européen, lui. Si vous cherchez un nom, pas besoin d’aller loin : nul autre que Luc Besson n’était mieux indiqué pour fournir un travail irréprochable. Après tout, l’homme est habitué des grosses productions et a déjà fait ses preuves dans le domaine des adaptations de bandes dessinées avec Les Extraordinaires Aventures d’Adèle Blanc-Sec.

Mais non. Alors, qui se cache derrière ce projet bancal et contre-nature ?
La réponse à cette question est précisément la deuxième raison de notre hostilité à ce Tintin made in USA. Elle tient en deux noms : Peter Jackson et Steven Spielberg. D’aucun hurlent aux génies et se déclarent déjà assurés qu’avec deux personnalités pareilles à la barre du projet, Tintin sera très certainement un film phare. "Futur chef-d’œuvre" clament d’autres Cassandre. Voilà un bel enthousiasme que le bon sens nous force néanmoins à vite tempérer.

Prenons Spielberg. Cela fait déjà un bon moment qu’il ne faut plus rien attendre de solide de sa part. A l’exception d’un très bon Indiana Jones Et Le Royaume Du Crâne De Cristal renouant avec le véritable souffle de l’aventure qui planait sur les premiers épisodes de cette saga à succès, l’ami Steven semble un peu à court d’idées. A bout de souffle. Voire, dans ses pires moments, raciste: il n’y a qu’à voir le consternant Munich pour s’en convaincre.
Quant à Peter Jackson, comment dire… Le rondouillard néo-zélandais navigue ces temps-ci entre un hallucinant révisionnisme cinématographique (des dinosaures dans King Kong ? Mais bien sûr… n’importe quoi, vraiment) et une nauséabonde célébration de l’auto-défense (Lovely Bones, pouah).Il est bien loin le temps du Seigneur des Anneaux.

Mais curieusement, incompréhensiblement même, malgré ces évidentes carences artistiques, les deux bonshommes continuent de bénéficier d’une grosse cote, que cela soit chez les producteurs ou le grand public. Du coup, l’objectif étant, comme on l’a déjà dit, l’argent et non l’intégrité artistique, il est tout bien réfléchi on ne peut plus normal de retrouver dans l’aventure Tintin ces deux mercenaires à la solde des geeks qui en ont fait des stars. Le problème, c’est que c’est seulement en arithmétiques que moins multiplié par moins donne plus et le film Tintin en fera la douloureuse démonstration.

Chef-d’œuvre, vous disiez ? Il faudrait déjà pouvoir parler d’œuvre au départ…

Spielberg & Jackson
Les deux Philistins jouent la carte séduction pour rassurer les fans de Tintin, légitimement inquiets. Mais personne n’est dupe(ont).

Enfin, pour couronner le tout, il est impossible de ne pas parler du procédé choisi pour illustrer le travail d’Hergé. Des films live, comme les délicieusement désuets Tintin Et Le Mystère De La Toison D’Or ou encore Tintin Et Les Oranges Bleues ? Ou alors peut-être de l’animation traditionnelle, à l’instar de l’extraordinaire dessin animé des années 90 ? Perdu.

Tintin Et Le Mystère De La Toison D'Or
Ci-dessus, le témoignage d’une époque révolue où notre production artistique, où notre culture nous appartenait encore.

C’est la méthode dite du "motion picture" qui a été choisie. Mais si ! Ne faites pas celui qui ne connaît pas : c’était le procédé utilisé dans Avatar, la baudruche sans âme de James Cameron, autre réalisateur adoré des internautes, ces grands leaders d’opinion contemporains (hum…). Et pourquoi cette méthode pour Tintin ? Tout simplement parce qu’elle a été considérée comme "la plus propice à rendre l’esprit de la bande dessinée originale". Enfin, ça, ce sont les responsables du projet qui le disent.
Mode ironique on.
Et on peut être sûr qu’ils savent de quoi ils parlent !
Mode ironique off.


Tintin
Un aperçu de ce qui nous attend en octobre. Ici, Tintin qui consulte avec grande attention une carte de la Uncanny Valley dans laquelle il s’est perdu (et nous avec).

Il est déjà difficile d’admettre cette irritante 3-D qui phagocyte nos salles de cinéma (et en profite pour nous racketter). Mais là, c’est la goutte de whisky qui fait déborder le Loch Lomond ! Il était si difficile de trouver des acteurs ressemblants ? Pourquoi toujours négliger l’authentique au profit de l’autant toc ? Pourquoi favoriser un procédé dont le résultat final est à peine digne d’une cinématique de Playstation (et encore, on parle de la PS2, pas la PS3) ? Nous exproprier de notre propre production artistique ne leur suffisait-il donc pas ? Les Américains doivent-ils donc toujours dénaturer ce qu’ils ne parviennent ni à comprendre, ni à reproduire ? Tiens, et que pensent nos amis Belges de ce projet ? Sont-ils aussi inquiets que nous ? Apparemment pas : plus préoccupés par une interminable crise politique que par la bande dessinée, les Belges semblent indifférents face à ce film. En même temps, que peut-on encore attendre d’un pays qui ne comprend plus grand-chose au 9ème Art et qui se contente de vivre sur son passé dans ce domaine (passé certes remarquable) ?
On en veut pour preuve la réaction extrêmement négative de la presse Belge face à la sortie du 33ème épisode d’Astérix, Le Ciel Lui Est Tombé Sur La Tête, épisode qui avait pourtant été un triomphe en librairie.

Si ça se trouve, ce seront les mêmes médias qui encenseront Tintin lors de sa sortie en avant-première mondiale à Bruxelles (morne ville incompréhensiblement préférée à la scintillante Paris toute indiquée pour un évènement d’une telle ampleur). De notre côté, nous aurons déjà la tête ailleurs : nous serons bien trop occupés à attendre, la bave aux lèvres, le prochain Astérix (pour lequel notre Gégé national a déjà commencé à faire une subtile promotion : vous pensez vraiment que le très médiatisé incident de l’avion est une coïncidence ?) pour nous déplacer en salles et contempler le désastre Tintin. A ce moment-là, nous n’aurons pas, nous n’aurons plus vraiment envie de revenir là-dessus. Nous ne tirerons pas sur l’ambulance, nous souvenant que le patient transporté par celle-ci est un héros de notre jeunesse. Non, mille fois non, nous ne publierons pas de long article pour vous seriner que "nous vous l’avions bien dit". Mais on le pensera très fort.

 




   

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