High Rise
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- Critique par Guénaël Eveno le 19 avril 2016
Anarchitecture
En 1975, J.G. Ballard décrivait dans son roman High Rise (1) le glissement vers la barbarie des occupants d'un immeuble de grande hauteur. Egalement coupable de Crash! (adapté par Cronenberg en 1996), Ballard a durablement influencé une génération d'anglais ayant grandi dans les années 70 et 80.
Parmi eux, Ben Wheatley, qui lut l’ouvrage adolescent. Qu’il choisisse de le porter à l’écran avec sa femme, la scénariste et monteuse Amy Jump, à ce moment de sa (courte) carrière participe à une certaine cohérence. Le cinéaste démontrait déjà avec ses deux premiers longs-métrages une tendance à vouloir démonter les systèmes en vase clôt : dans Down Terrace, Wheatley se faisait l’observateur d’une cellule familiale de bandits pourrissant de l’intérieur dans une veine sociale noire. Kill List, son deuxième film, suivait le même chemin pour deux compères tueurs avant de glisser vers l’horreur via une sensation de claustrophobie diablement bien rendue. Son troisième long, la comédie noire Touristes, présentait un couple de vacanciers anglais ordinaires pris dans un cercle vicieux les menant sur la voie du crime. Enfin son précédent effort, l'inclassable English Revolution, rassemblait un groupe de personnes de divers camps perdues dans un champ lors d'une bataille de la guerre civile. Wheatley y étudiait la déliquescence des rapports sur fond de délires liés à la consommation de champignons hallucinogènes. Ses personnages se révèlent dans tous les cas faillibles, souvent mesquins, alimentant rancoeurs et tensions envers leur prochain. Ce qui constitue un bon départ pour adapter la régression presque animale des locataires d'un immeuble coupé du monde.
Contrairement au roman, Ben Wheatley et Amy Jump ont choisi de ne pas situer leur High Rise dans un avenir proche, remaniant le récit d’anticipation dystopique en vision rétro-futuriste de la fin des 70’s avec le désir d'évacuer tout élément de notre modernité (smartphones, réseaux sociaux et autres éléments du village global) qui aurait pu contrecarrer l’isolement créé par Ballard. Les innovations, mesurées de manière à laisser deviner un Londres extérieur bien plus rustique, et la bande son (notamment une superbe reprise par Portishead du SOS d’ABBA) contribuent au flou de cette frontière. Wheatley y présente ainsi un passé fantasmé mais néanmoins fidèle dans l’esprit à ce qu’aurait pu être la vie dans un tel lieu d’exception, le nourrissant de ses propres souvenirs (le look très 70’s pour les occupants des étages inférieurs, un discours thatchérien intentionnellement greffé) mais également de ses influences : le burlesque et l’anarchie structurelle du Brazil de Terry Gilliam squattent les étages par le désordre des lieux, du récit ou des motifs (comme cet homme dans la télé qui ne s’adresse à personne mais qui finira ironiquement la tête dans le poste), la débauche des locataires, emprunte d'hystérie collective et d'orgies, renvoie aux visions des Diables de Ken Russell. Des choix qui fixent High Rise dans cette étrange temporalité avec les nécessaires variations (2) pour lui confier une résonance plus universelle. A la hauteur de son sujet.
Habitué à la satire sociale, Wheatley exagère les antagonismes de classe du roman d'origine, quitte parfois à la simplifier, développe avec un certain aplomb l’idée de l’immeuble comme métaphore de la société opposant une classe de nantis habitant les étages supérieurs aux péquins de la classe moyenne dédiée aux inférieurs. L’anti-héros, le docteur Laing, coincé (littéralement) dans l’ascenseur social, figure indépendante qui n’aspire guère à se mêler aux habitants, devient paradoxalement le trait d’union entre ces microcosmes. Laing trouve dans la régression des occupants un équilibre qu’il semblait avoir perdu. Vivant au milieu des cartons mais rêvant d’intégration, Laing ne songe à s’installer que lorsque la situation dégénère suffisamment pour qu’il puisse observer cet immeuble comme un organisme malade qui a besoin d’être réparé. Plus connu comme le Loki de Thor et Avengers, Tom Hiddleston est impeccable dans cette incarnation lointaine et clinique du médecin (alors que le roman offrait son point de vue comme ancrage au récit) face à un Luke Evans habité par son rôle de documentariste engagé, fort en gueule, emporté par la folie des événements.
Plus que l’éloignement des classes, c’était leur rapprochement progressif dans la même animalité et leur consentement pour oublier le monde extérieur qui intéressaient Ballard. De la même manière, Wheatley et Jump ne s’intéressent pas au processus qui mène au chaos, ils tiennent avant tout à rendre palpable l'absence de contrôle et de point d'origine laissant bien sûr de nombreux indices aux spectateurs : un montage académique et alterné illustrant l’utopie de l’architecte et les appartements privés qui se fragmente progressivement en différents lieux avec escalade frénétique, la chute accidentelle d’un homme au ralenti étudié couplée à un montage syncopé de la fête imprime une sorte de point de non retour... Pour autant, la rupture avec le confort et la civilisation s'opère hors-champ : dans un montage elliptique, on se focalise sur la préparation physique et le quotidien de Laing ; le champ s’ouvrant, le spectateur découvre le désordre qui l'entoure, subissant la même perte de repères qui saisissait les occupants. Il n'a plus d'autre choix que de se laisser emporter.Â
Avec ce High Rise, Ben Wheatley confirme son originalité et montre qu’il est capable du meilleur avec un budget plus conséquent pour un univers visuel plus marqué. S'il n’atteint pas la folie et l’inventivité de English Revolution, il n’en est pas moins unique en son genre.
Nous retrouverons bientôt le couple Wheatley/Jump avec Free Fire, thriller bostonien se déroulant également à la fin des années 70 et contant les déboires de deux hommes de l’IRA venus acheter des armes en Amérique. Au menu de ce thriller, quelques bonnes têtes connues comme Cillian Murphy, Sam Riley, Sharto Copley et Brie Larson. Et comme une bonne nouvelle n'arrive jamais seule, une troisième adaptation du très bon Salaire De La Peur de Georges Arnaud (après le film éponyme de Henri-Georges Clouzot et Sorcerer de William Friedkin) serait aussi dans les cartons du duo !
(1) Paru chez Folio dans le recueil "La trilogie de béton"
(2) Voir cet article de Creative Review sur le travail effectué par les artistes Felicity Hickson, Michael Eaton et Mark Tildelsey pour les produits du supermarché de l'immeuble.
high rise
Réalisation : Ben Wheatley
Scénario : Amy Jump d'après l'oeuvre de J.G Ballard
Production : Jeremy Thomas
Photo : Laurie Rose
Montage : Ben Wheatley & Amy Jump
Bande originale : Clint Mansell
Origine : Royaume-Uni
Durée : 1h59
Sortie française : 6 avril 2016