Essential Killing
Brown furry
Un homme hagard et hirsute. Le regard brûlant, la course chaotique, perdu au milieu de nulle part, désert de sable ou étendue neigeuse. Nous ne saurons pas qui il est, seulement ce qu'il fait, tuer pour survivre, fuir pour gagner sa liberté.
Essential Killing, le nouveau film de Jerzy Skolimowski, est une expérience radicale, un saut dans l'inconnu pour aller voir au-delà des apparences, quand le vernis de la civilisation a disparu et que l'homme retrouve ses instincts.
La trajectoire de Skolimowski dans le monde cinématographique est assez unique. Chef de file du nouveau cinéma polonais dans les années 60, il signe aussi le scénario du premier film de Roman Polanski, Le Couteau Dans L'Eau. Jusqu'au début des années 90 il enchaîne les films, une vingtaine, puis Skolimowski disparaît, silence radio. Les mains dans la peinture. Pourtant il y a deux ans, 4 Nuits Avec Anna marque son grand retour et aujourd'hui il débarque avec son film le plus expérimental, le plus fou, jusqu'au-boutiste et sans concessions. Essential Killing.
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Hegel disait "L'homme est la somme de ses actions", c'est ce que nous montre Skolimowski.
Au départ, un homme dans le désert, afghan, pakistanais, irakien, nous ne sauront pas, là n'est pas l'important. Il abat au lance roquette trois soldats peut-être américains, en tout cas ils parlent anglais. Dès ces premiers instants ce qui saute aux yeux c'est la majesté de la mise en scène, la puissance tellurique des images. Dans ce canyon escarpé nous faisons corps avec l'homme sans nom et pour le moment sans visage, la caméra subjective nous fait tressauter avec lui, paniqué, nous sommes ses yeux, il est notre regard. Un raccord dans le mouvement nous propulse dans les airs, à bord d'un hélicoptère, nous entendons le bruit des pâles, nous survolons ce paysage aride, abstrait, magnifique. Puis nous replongeons dans le chaos, la fuite éperdue.
Skolimowski pense sa mise en scène comme une mélodie, une marche funèbre. Pleines de disjonctions, de pauses, de reprises, de surplaces et d'envolées. Arrêté, notre homme est conduit dans un centre qui pourrait être Abou Grahïb, il est passé à la question, il ne parle pas, n'ouvre même pas la bouche, il ne prononcera aucun mot, aucune parole de tout le film. Il est un bloc rageur et muet. Transféré dans un ailleurs blanc, il réussit à s'échapper et se retrouve perdu, esseulé, blessé dans ce désert du réel dont il est le dernier artefact. Un homme qui sans raison continue d'avancer, juste avancer encore et toujours. Instinct de survie. Â
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Nous sommes sans cesse disputés entre empathie et dégoût, l'homme ne veut pas mourir alors il tue à coup de tronçonneuse, il ne veut pas mourir alors il tête le sein d'une femme rencontré au bord de la route. Il ne veut pas mourir alors il devient le paysage, habillé de beige dans le désert, de noir la nuit de son évasion, blanc quand il s'enfonce dans les étendues neigeuses. Il ne veut pas mourir alors il mange des fourmis, de l'écorce, un poisson cru volé à un pêcheur. Il fait ce qu'il doit faire, ce qu'il est, un homme déjà mort mais qui ne l'a pas compris.
Allégorie, survival, envolée métaphysique, peu importe.
L'homme sans nom est à la fois symbole et pur présence physique, soldat de Dieu et victime expiatoire. Il est notre angle mort.
Il y a dans Essential Killing des plans tétanisants, des purs troués de génie et de beauté.
Un drap bleu dans une rivière comme de la peinture qui s'écoule, un homme qui marche au soleil couchant sur un lac gelé, des chiens, des dizaines de chien qui peu à peu envahissent la cadre et aboient à la mort, un arbre que l'on coupe et qui s'effondre dans un râle de douleur.
Skolimowski fait vibrer l'infini.
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Alors quand Mohammed part sur son cheval blanc qui se teinte de rouge sang pour une dernière fuite, il est le vieil indien qui s'en va mourir seul dans les montagnes. Et on se dit comme Baudelaire évoquant Edgar Allan Poe : "Il traversait sa vie comme un désert et changeait de place comme un arabe."
ESSENTIAL KILLING
Réalisateur : Jerzy Skolimowski
Scénario : Jerzy Skolimowski & Ewa Piaskowska
Production : József Berger, Bjarne Bjørndalen, Ingrid Lill Høgtun…   Photo : Adam SikoraÂ
Montage : Réka Lemhényi
Origine : Pologne, Norvège, Irlande, Hongrie
Durée : 1h23
Sortie française : 6 avril 2011