Alice Au Pays Des Merveilles

De l'autre côté du mouroir

Affiche Alice Au Pays Des Merveilles

Existe-t-il plus beau symbole de l’assimilation de Tim Burton au système Hollywoodien que ce Alice Au Pays Des Merveilles ? Peut-il y avoir plus beau témoignage du manque total d’inspiration du réalisateur que cette adaptation de Lewis Carroll vendue exclusivement sur le nom de Johnny Depp ?

L’ancien maître du gothique pouvait-il encore masquer longtemps aux yeux de ses nouveaux fans la vacuité de son imagerie vidée de toute substance depuis bientôt dix ans ?

Rappel historique. Nous sommes à la fin des années 70 et Tim Burton entre au studio Disney pour lequel il oeuvre sur l’animation de Rox Et Rouky. Malheureusement, son univers macabre se marie assez mal avec le style graphique du studio qui bride sa créativité, y compris sur le pourtant relativement sombre Taram Et Le Chaudron Magique. Trop marginal pour Mickey, Burton ne respire pas franchement la joie de vivre même s’il attire l’attention du vice-président du studio qui lui accordera un petit budget pour son premier court-métrage, le lugubre et poétique Vincent. Horrifiés par la noirceur de ce bijou en stop motion, les pontes de Disney refusent de distribuer le film, même s’ils ne nient pas le talent du bonhomme. Même son de cloche avec le pourtant gentillet Frankenweenie, court-métrage jugé trop sombre pour le studio qui renoncera encore une fois à le sortir en salle. Cette succession de mésaventures poussera Burton à rejoindre le giron de la Warner pendant une dizaine d’années avant de revenir chez Disney à l’occasion de L’Etrange Noël De Mr Jack qu’il a écrit et dont il a dessiné chaque créature. Mais encore une fois, le studio est tellement affolé par le résultat anti-conformiste que le film est distribué sous une autre filiale : Touchstone.  

Fin des années 2000, les choses ont bien changé : Burton a enfin été reconnu par la critique, son style est devenu une marque de fabrique qu’on appose sur des produits standardisés pour leur donner un cachet différent, le marginal est rentré dans le rang. Désormais, les jeunes ados en mal de poèmes sur le suicide s’habillent à la mode gothique, Mr Jack a envahi les rayonnages au Disney Store (figurines, sacs, tasses à café), le film d’Henri Selick a eu droit à une ressortie en 3D… Ce qui était déviant et original autrefois est devenu tendance. D’anti-conformisme et de doigt d’honneur à la norme, il n’est plus question. Burton est accepté et peut donc sans crainte revenir vers Mickey pour emballer cette variation d’Alice Au Pays Des Merveilles élaborée selon un cahier des charges bien défini avec tous les ingrédients qui "font Burton", Johnny Depp en tête d’affiche entre autre. Un produit dérivé en somme, soucieux de sa rentabilité immédiate (la sortie DVD et Blu-ray avancée au maximum) et prêt à surfer sur la vague 3D. La nature marchande de la chose et sa cible d’ado-emo-goth n’est même pas dissimulée puisque c’est Avril Lavigne qui pousse des cris inhumains sur le générique de fin et qu’un CD intitulé "Almost Alice" doit sortir cet été avec notamment un titre de Tokio Hotel. En jargon publicitaire, on appelle ça un bidon de lessive.   

Alice Au Pays Des Merveilles
Le moulin de Frankenweenie et Sleepy Hollow dévasté : tout un symbole de la mort de l'imaginaire Burtonien


De traversée inquiétante dans l’esprit d’une gamine, il ne sera pas question ici. Car Burton l’admet lui-même en interview : il n’a jamais été fan de Lewis Carroll, lui reprochant l’absence de narration structurée, et considère même le dessin animé de 1951 comme étant "indéfendable". Dès lors, il y avait peu d’espoir pour qu’un type n’ayant visiblement rien compris à la spécificité d’Alice et sa suite (De L'Autre Côté Du Miroir) en fasse une adaptation fidèle dans l’esprit. Défini par Deleuze comme un "essai de roman logique", l’œuvre de Carroll se présentait comme un conte moderne pour enfants destiné à les faire rire du monde des adultes et à les hisser au-dessus des conventions ridicules de la société victorienne. Mais c’était aussi l’œuvre d’un mathématicien, Charles Lutwidge Dogson (dont Lewis Carroll n’est que le pseudonyme public) cherchant à questionner la logique intuitive découlant d’un univers baignant dans le non-sens. L’humour d’Alice Au Pays Des Merveilles naissait donc des paradoxes issus de ces sens, obligeant le lecteur à se défaire peu à peu des automatismes de pensée pour plonger dans un univers dont il n’aurait sans doute jamais accepter l’objective absurdité. Le nom même du pays que traverse Alice témoigne de ce questionnement intellectuel puisque Wonderland signifie littéralement "le pays où l’on s’interroge" (to wonder : s’interroger).

Dès lors, l’entreprise filmique de Tim Burton ne pouvait que foncer dans le mur puisque dans son adaptation, Alice est devenue une jeune adulte qui ne s’étonne de rien de ce qu’elle voit. "Il ne peut rien m’arriver", "de toute façon ce n’est qu’un rêve", "vous n’existez que dans mon imagination"… Alice n’a donc plus aucune raison de s’inquiéter puisque la nature fictive de son univers est établi d’entrée de jeu. Le danger est banni et la demoiselle n’a aucune raison de s’investir dans l’aventure puisque rien ne peut vraiment lui arriver. Tout lui est désormais familier, et il est loin le temps où elle risquait de se noyer dans ses propres larmes. Le Chapelier semble plus excentrique et engagé que fou, le temps ne semble plus soumis à d’étranges variations, les inquiètants Tweedledum et Tweedledee se sont mués en jumeaux un peu simplets, les questionnements philosophiques profonds soulevés l’air de rien par le Chat ont disparu…   

Alice Au Pays Des Merveilles
La reine freak Vs. la reine nunuche : devinez qui va gagner ?


Si l’on admettra sans problème qu’il est difficile de retranscrire la complexité de l’œuvre de Carroll qui repose énormément sur des subtilités de langages (sachant que le médium cinématographique n’a rien à voir avec le support littéraire), il est en revanche bien plus difficile de pardonner ce que Burton et la scénariste Linda Woolverton nous proposent en échange. A savoir une sorte de variation du Monde De Narnia (produit par ?) manichéen au possible où la gentille reine blanche lutte contre la méchante reine rouge. Le tout mâtiné d’une quête à base de Prophétie et d'Elu mécanique au possible où notre Alice doit chercher une épée pour combattre un dragon après avoir endossé la tenue de Jeanne d’Arc. Pas d’audace, pas de surprise, pas d’enjeu, pas d’implication émotionnelle… Juste la fadasse Mia Wasikowska traversant des fonds verts en ayant constamment l’air d’en avoir rien à foutre.
Burton ne se contente pas de trahir Lewis Carroll. Il en profite aussi pour porter le coup de grâce à son cinéma en se vautrant dans un tout numérique absolument hideux, entre créatures digitales sorties tout droit de Shrek, choix de photographie jamais en adéquation (le fluo côtoie le sombre dans le même plan), scènes d’action plus molles tu meurs (la bataille finale honteuse où l’héroïne combat un dragon anorexique sorti d’une production Nu Image), direction artistique d’une laideur inqualifiable (Johnny Depp ressemble à une version gay de Ronald Macdonald, Anne Hathaway est un trans brésilien peint en blanc), décors numériques dignes d’un mauvais jeu vidéo (l’arrivée "lyrique" au Château de la Reine de Cœur) et séquences atteignant des sommets de mauvais goût (le break dance final, peut être la pire scène jamais filmée par Burton). Deux heures de projection et pas un seul vertige de l’enfance, pas le moindre soupçon de magie… Normal, dès lors, qu’Alice décapite le dragon en listant six choses impossibles. Tuer le monstre revient à détruire son imaginaire, laissant sa psyché tordue d’enfant aux mains d’une reine blanche nunuche handicapée des coudes. 

Ne lui reste plus qu’à sortir du songe en ayant tout remis dans l’ordre, conseillant au passage à une vieille rêveuse d’aller se faire soigner. Alice est contente, elle a tourné le dos à son imaginaire et peut désormais aller faire du commerce en Chine. Burton a le mérite d’être honnête sur au moins un point : son Alice ne cesse de se demander si elle ne serait pas une imposture. Un questionnement qui rejoint en cela le triste Hook de Spielberg, avec un carnage cinématographique équivalent. Aux dernières nouvelles, Burton prépare un remake de son Frankenweenie et une version live de La Belle Au Bois Dormant. Deux projets toujours pour Disney, studio qui avait rejeté Burton autrefois. Le rêve est mort, vive le recyclage marchand et cynique.

2/10
ALICE IN WONDERLAND
Réalisateur : Tim Burton
Scénario : Linda Woolverton
Production : Tim Burton, Joe Roth, Jennifer Todd & Suzanne Todd
Photo : Dairusz Wolski
Montage :  Chris Lebenzon
Bande Originale : Danny Elfman
Origine : USA
Durée : 1h49
Sortie Française : 24 mars 2010




   

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