[Rec]
- Détails
- Analyse par Nicolas Zugasti le 16 mars 2009
Rendez-vous avec la peur
Cinq jours sans mise à jour sur votre site préféré ? Oui ça fait peur. Mais pas autant que ce petit film espagnol déjà critiqué en ces lieux, objet d'un remake américain, à venir bientôt (?)
La loi Hadopi n'est même pas encore passée que déjà nicco rencontre des difficultés avec sa connexion Internet. Y a-t-il un lien de cause à effet ? Tenterai-t'on de museler une des plus acides plumes du oueb ? Ou est-ce tout simplement un mini putsch fomenté par une partie de la rédaction outrée de voir que leur chef adoré trouve d'indéniables qualités à Quarantaine (ou Cantine si on prononce avec l'accent belge) voir à préférer ce remake à l'original de Plaza et Balaguero ! Bon, on respecte tous les avis. Surtout celui de nicco. D'une part parce que c'est lui le chef, qu'il peut nous couper quand il veut l'accès pour la mise en ligne de nos élucubrations et d'autre part parce qu'il écrit souvent des papiers super drôles, réflexifs et instructifs, à chaque fois les trois en même temps ce qui n'est pas un mince exploit (nd chef adoré : fayot d'or 2009).
Mais des fois, faut pas pousser quand même. On veut bien être indulgent mais la fatigue après quatre jours de projections effrénées et les effets étranges du vin chaud servi à Gérardmer ne peuvent tout expliquer. L'interruption momentanée de sa connexion est donc l'occasion pour moi de ressortir de mes petits cartons une analyse de [Rec], histoire de ne pas laisser notre lectorat trop longtemps orphelin de papiers à disséquer, conspuer ou féliciter et surtout de montrer qu'ils sont bien gentils les ricains avec leurs remakes mais ils ne pourront jamais surpasser un film tel que [Rec].
nicco, si tu es parvenu à survivre à ton profond désespoir d'être coupé du monde merveilleux de l'Internet libre (pour combien de temps encore ?) et si tu parviens à nous lire, considère cet article comme une dédicace, un hommage à un grand éditorialiste du ouebdeuxpoingszéro.
Expérience viscérale et ludique, [Rec] n’est pourtant pas comme annoncé parfois le film d’horreur ultime. Un sentiment de déception plane même tant l’attente, générée par un marketing viral ultra efficace, aura été énorme. Ceci dit, pas question d’amoindrir l’impact émotionnel de ce chef-d’œuvre incontestable qui crée différents niveaux de peur par sa seule mise en scène. Un postulat qui ne semble pas évident vu le traitement formel de l’image voulant donner l’impression d’un reportage non maîtrisé.
Tandis que le cinoche de genre bien de chez nous tarde à se renouveler et/ou à accoucher d’œuvres incontournables (et ce n'est pas Mutants qui montrera la voie), le cinéma espagnol n’en finit plus de se poser comme le bastion le plus créatif, iconoclaste et surtout transgressif.
A l’inverse d’un ciné made in Britain plus porté sur une hybridation horreur/humour parfaitement recommandable et maîtrisée (Isolation, Evil Aliens mais surtout Severance et Shaun Of The dead) seuls The Descent et Creep se rapprochent du traitement jusqu’au boutiste et sans concession opéré par Amenabar, Plaza et Jaume Balaguero. Ces deux derniers s’associant pour tourner ce qui reste à ce jour la plus terrifiante et palpable expérience de la peur sur grand écran. Nul doute que la vision de ce petit bijou de l’horreur verra ses effets amoindris lors d’une vision dans son salon douillet. Encore que la technologie du home cinema associée à celle de la HD offrent de sacrées possibilités. Mais pour une vision plus analytique de l’œuvre, votre télé est plus que recommandée tant voir [Rec] au cinéma n’incite pas à la réflexion. On se prend le film en pleine figure, une immersion totale qui s’apparente à un ride sur des montagnes russes. Oui, comme la promo accompagnant sa sortie l’aura clamée, vous aurez peur. Très peur même suivant votre degré d’accoutumance au genre.
Les sensations étant d’autant plus décuplées qu’elles sont partagées avec les spectateurs avoisinants. Une contamination abstraite rendue possible par la promiscuité d’une salle obscure, lieu de recueillement collectif par excellence.
FAUSSE BANDE RÉALISTE MAIS VRAIE MISE EN SCÈNE
De contamination, il en est question dans la réalité diégétique, puisqu’un immeuble du centre-ville barcelonais va devenir le théâtre d’un drame horrifique, la cause à un virus infectant peu à peu toutes les personnes y résidant. Un lieu très vite isolé et confiné par les autorités sanitaires et la police afin, sinon d’éradiquer le virus, du moins empêcher sa propagation. Cette mise en quarantaine étant filmée par une journaliste télé et son caméraman venus au départ faire un reportage sur les conditions de travail nocturne d’une caserne de pompiers. Et voilà tout ce petit monde piégé à l’intérieur.
Les premières décisions consistent donc à tenter de sortir par une fenêtre ou une porte dérobée. Des actions contrariées par la détermination des forces de l’ordre aux visages indéfinis. Nous n’en verrons que des ombres, des casques sombres ou des figures rendues floues par les bâches recouvrant chaque sortie. Soit tout l’arsenal pour donner à cette menace désincarnée un caractère fantasmatique.
Du registre du reportage live où il faut combler les séquences d’inaction (aperçu du standard, des couloirs menant au dortoir, du réfectoire) on passe dès lors dans le registre du film de siège. Sauf que désormais, l’enjeu n’est plus d’empêcher l’Autre d’entrer mais bien de sortir. Rapidement, les prisonniers vont donc être confrontés à l’origine de l’appel des pompiers, soit une vieillarde vivant recluse dans son appartement. Et ce que l’on prenait pour de la crasse maculant sa chemise de nuit se révèle être en fait du sang séché. Mais pas le sien. La zombie se jetant bientôt sur la première personne venue lui porter assistance.
Toute l’intelligence du duo Balaguero/Plaza est là . Avoir donner un visage à la menace interne quand les forces de police basées à l’extérieur se bornent à des formes, des voix ou des sons (pales d’hélicoptères, mégaphone) renforce la sensation d’enfermement. De plus, en délimitant la zone à risque par des bâches opaques, les réalisateurs figurent l’espace sécurisant par excellence : la salle de cinéma. En quelques séquences, ils énoncent clairement que les survivants ne pourront rien attendre des spectateurs du drame à venir, qu’ils soient derrière la bâche ou devant l’écran.
Nous renvoyant ainsi à notre condition de simple spectateur. Un peu à la manière de ce qu’expérimente Kojima avec sa série vidéo-ludique des Metal Gear Solid. Et ce n’est pas le seul point commun que le film entretient avec les jeux vidéos, nous y reviendrons.
Et lorsqu'un "spectateur", ici un scientifique, pénètre dans la fiction, c’est pour finir deux bobines plus tard transformé en zombie ! Le procédé de personnification est à cet égard remarquable puisque le scientifique n’est au départ représenté que par sa combinaison sanitaire et son masque. Son arrivée théâtralisée au maximum (un pan du "rideau" se lève, plans de ses pieds, de la mallette qu’il tient…) renforce donc la tension déjà présente. L’espoir renaît en même temps que son visage se découvre, soit au moment de son incarnation véritable. Ou comment susciter deux émotions contradictoires en une courte séquence.
Maintenant que les zones sont délimitées, l’action se focalisera dorénavant sur les protagonistes aux prises avec des zombies. Après avoir joué la distanciation, le film nous immerge complètement dans la fiction. Passé le premier choc du confinement, place au deuxième choc, celui de la confrontation. Mais avant que tout ne s’emballe, les réalisateurs prennent le temps de faire monter la pression au travers des interrogations suscitées par les premiers évènements. Un climat délétère qui engendrera suspicion ainsi que la mise au jour de relents xénophobes. Avant l’Autre, l’ennemi c’est d’abord soi-même.
THE BARCELONA FEAR PROJECT
Le but avoué des deux compadre est de foutre une pétoche de tous les diables avec peu de moyen. Et pour y parvenir, rien de mieux qu’une caméra de télévision embarquée, une vision subjective et des acteurs "amateurs" à la limite de l’improvisation en roue libre. En somme, inscrire le film dans une hyper-réalité rendue tangible par ce procédé de docu-fiction, avec Le Projet Blair witch dans le rétroviseur. Mais si ce dernier créa son petit effet en 1999, et bien que bénéficiant d’une réelle mise en scène malgré ce que peuvent penser ses détracteurs, le film qui lança le genre est bien évidemment l’immense Cannibal Holocaust (1978) de Ruggero Deodato. Au-delà de scènes gores devenues cultes (la femme empalée) ou choquantes (les réelles tueries d’animaux), ce film est le premier à questionner la place du spectateur face à des images censées être réelles (le film est l’histoire du montage des rushes d’un reportage retrouvés dans la jungle). Comment les appréhender, interroger leur nécessité (les censurer ou pas). Un véritable travail de démystification d’images apparemment authentiques par le biais d’un film de pure fiction. Une analyse qui n’est possible qu’avec du recul, car aussi bien Cannibal Holocaust que [Rec] parviennent à oblitérer toute réflexion par leur pouvoir immersif. Autrement dit, ces films stimulent avant tout notre cerveau reptilien, un retour à des émotions primitives.
Outre les effets de réel imprimés au film – images saccadées, prises de son aléatoires, absence de musique – [Rec] parvient à constamment justifier ses partis pris esthétiques. Si la journaliste intime au caméraman de continuer à filmer malgré tout, c’est pour laisser une preuve de leur rétention par les autorités et pour témoigner du drame qui se déroule. L’inverse du grandiose et pourtant mésestimé Cloverfield à qui l’on reproche, entre autres, de constamment capter des images sans que rien ne justifie de le faire. Un film pourtant aussi expérimental et maîtrisé que [Rec]. Fin de la parenthèse.
Et afin de renforcer le sentiment d’urgence et la désorientation Balaguero et Plaza utilisent toutes les possibilités techniques offertes pour soumettre la narration. Plans séquences à la caméra portée, ellipses causées par l’interruption du tournage, utilisation du projecteur intégré, de la vision infrarouge ou encore le travail sur la bande-son avec défaillance du micro, tout est fait pour nous empêcher de sortir de ce cauchemar éveillé. Divers registres d’images qui, tout en permettant de se réapproprier les images type Dailymotion ou YouTube ayant proliféré dans l’ombre du cinéma, accentuent les effets de cette "réalité" presque palpable.
RETOUR MORTEL
Et question impression de réalité, le rembobinage effectué en plein milieu de la fiction afin de revoir la mort de la vieille zombie se pose là . Une scène aussi brillante que malheureusement non exploitée par la suite mais qui s’avère intéressante à plus d’un titre.
D’une logique implacable - la présentatrice veut être sûre que la scène est bien "en boîte" - cette séquence est parfaitement représentative de l’importance accordée à l’image dans nos sociétés contemporaines. L’événement, la "mort" de la zombie, ne pourra être considéré comme réel ou ayant effectivement eu lieu qu’à partir du moment où l’on (la journaliste) pourra re-voir jouer la scène. Là où [Rec] impose cette réflexion par la puissance de ses images, le Diary Of The Dead de Romero se contente de l’exprimer par la voix de ses personnages.
D’autre part, cette seule scène relève d’une intéressante mise en abyme du cinéma lui-même (plus généralement de la fiction), seul habilité à faire se re-lever les morts.
Enfin, ce rewind a un énorme impact émotionnel puisque l’ellipse, ou plus prosaïquement le trou, ainsi créée dans la matière filmique même, augmente de manière incroyable le degré de tension. Que se passe-t-il le temps que les deux personnages revoient la scène ? A quoi s’attendre une fois que le temps de la fiction aura repris son cours ? Et même si au final la situation reste en l’état, cette seule séquence aura entérinée et validée la maîtrise formelle et narrative des deux amigos.
TOUT MONTRER, C'EST MOINS VOIR
La béance créée par ce rembobinage réaffirme de manière plutôt explicite l’importance du hors-champ pour susciter la peur. Chose que de trop nombreux films ont oublié, préférant la monstration à la suggestion, enrichissant, parfois jusqu’à la nausée, la narration de plans toujours plus nombreux. Les jump cuts et autres montages épileptiques obéissant à la simpl(iste)e motivation de tout montrer. Un trop plein qui parasite l’émergence de la moindre émotion ou réflexion.
On l’a vu dès l’entrée dans l’immeuble, la volonté des réalisateurs est de créer un hors-champ à la fois tangible (les bâches opaques recouvrant les moindres issues) comme purement artificiel (le rewind). Pour finalement les amalgamer de manière ultra efficace dès lors que les infectés commencent à attaquer. En effet, les couloirs étroits (impossible de se tenir côte à côte) figurés par les bords du cadre délimitent le champ d’action. Et ce sont de ses limites diégétiques que surgiront dans le champ les zombies. Sursauts assurés.
Ce surgissement est l’apanage depuis des années des jeux vidéos horrifiques type Silent Hill mais surtout Resident Evil. [Rec] n’étant rien de moins qu’une adaptation non avouée du hit de Capcom. Et quelle adaptation ! A mille lieues de celles sans saveur et aseptisées de Paul Anderson. Ça égorge, ça mord, ça bouffe, ça gicle parfois, bref ça vit. Aux divers répertoires d’images déjà mis en scène (images ciné, caméra vidéo, infrarouge) s’ajoute donc des visuels que l’on croirait sortis des cinématiques composant le jeu.
S’il ne fallait retenir qu’un plan du film, ce serait sans doute celui nous montrant par une vue en plongée du dernier étage, la cage d’escalier d’où émergent de chaque bord de l’écran, donc de chaque palier ou niveau, les têtes zombifiées des personnages rencontrés précédemment.
Importance du non-vu donc pour créer l’effroi, mais on peut y adjoindre également l’importance du non-entendu. La séquence dans la remise où les problèmes de sons empêchent le caméraman de comprendre ce qu’il est en train de voir / filmer permet de redonner toute son importance à la bande-son dans la compréhension des images.
PIXELISATION
En plus de questionner la place du consommateur face aux images qu’il ingurgite, le film se double d’une mise en abyme réflexive sur le jeu auquel Balaguero et Plaza soumettent les spectateurs / joueurs. D’ordinaire, les adaptations de jeux vidéo sont ennuyeuses par manque d’implication émotionnelle. Autrement dit, on assiste généralement à une partie jouée par quelqu’un d’autre. Or, cette fois-ci et pour la première fois le "joueur" est au cœur de l’action, ce que les plans en vue subjective illustrent et figurent à merveille (la caméra est le regard du spectateur). Pour autant, nous n’avons aucun contrôle sur la partie que nous "jouons". Le film est un simulacre presque parfait de libre-arbitre puisque au final, nous en sommes réduits à interpréter des personnages contrôlés par les deux réalisateurs. Deux séquences démontrent à elles seules l’étendue de ces nouveaux enjeux. Cernés de toute part, les quatre derniers survivants tentent de se réfugier dans un appartement inoccupé du dernier étage. Mais pour y accéder, ils ont besoin du passe-partout du président du syndic. Problème, où habite-t-il ? Une seule solution, redescendre deux étages, regarder sur les boîtes aux lettres du rez-de-chaussée, puis remonter. Le tout au milieu de zombies arrivant de toute part. Séquence à la tension maximale durant laquelle les personnages comme les spectateurs sont littéralement baladés d’un coin à l’autre de l’écran. Deuxième temps, la scène où la journaliste se voit dirigée et contrôlée par le caméraman (le spectateur puisque nous sommes en vue subjective) dans la pénombre à la recherche du fameux trousseau de clés. Lui intimant l’ordre d’aller à droite, à gauche comme n’importe quel avatar virtuel.
Quand enfin la journaliste et son collaborateur parviennent à accéder au dernier étage, sorte d'ultime niveau, l'expérimentation formelle cesse pour laisser la fiction reprendre ses droits. Cet appartement oublié est saturé de photos, de reliques, de signes rappelant d'autres oeuvres inspiratrices. Et c'est dans ce lieu de confinement, au coeur même de la fiction, puisque l'on apprend par la bande-son que cet endroit est le point de départ du désastre, que la terreur sera à son paroxysme. Balaguero et Plaza confrontant finalement les rescapés à ce qui gît, ce qui vit dans les ténèbres, l'origine du mal.
Alors que son dispositif narratif clame à chaque plan le contraire, [Rec] est une oeuvre maîtrisée de bout en bout par son duo détonnant de réalisateurs. Questionnant notre perception des images comme les différents régimes dans lesquelles elles s'inscrivent et évoluent, Plaza et Balaguero n'oublient pas pour autant leur intrigue et la caractérisation des personnages. Soit ce que Romero n'a pas réussi à faire dans son Diary Of The Dead.
Subversive, transgressive et réflexive, [Rec] est une oeuvre majeure du cinéma, tous genres confondus.