Silicon Valley
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- Série TV par Aurélien Noyer le 10 avril 2014
Si les cons volaient...
Dimanche soir, l'événement télévisuel était le début de la 4ème saison de Game Of Thrones. HBO a pour l'occasion battu son record d'audience (précédemment détenu par le dernier épisode des Sopranos) et, comme pour True Detective, les serveurs de HBO GO ont crashé.
Le présent article n'essaiera donc pas de remettre en cause, ni même de relativiser, l'importance de la reprise de Game Of Thrones. Néanmoins, son auteur ne saurait cacher que, bien plus que le retour des Lannister, ce fut le retour de Mike Judge qui illumina sa semaine télévisuelle.
Créateur de Beavis & Butt-Head, de King Of The Hill et de The Good Family, réalisateur de Office Space, Idiocracy et Extract, Mike Judge est une des rares personnalités hollywoodiennes dont le sens de la satire sociale puisse rivaliser avec celui du duo Trey Parker et Matt Stone. Et ce premier épisode de Silicon Valley, sa nouvelle série, montre que Judge n'a rien perdu de son mordant.
Ce premier épisode présente Richard Hendrix, un développeur de la Silicon Valley qui travaille pour Hooli, une entreprise calquée sur le modèle de Google. En parallèle, il développe sa propre start-up et découvre qu'un des composants de son projet est potentiellement révolutionnaire. Il devient alors l'enjeu d'une bataille d'enchère entre deux magnats, l'un qui veut racheter la start-up et l'autre qui veut y investir tout en laissant le contrôle à Richard.
La première force de la série tient dans la volonté de Mike Judge de reproduire la vie dans la Silicon Valley de la manière la plus précise et la plus fidèle possible. Lui-même détenteur d'un diplôme d'ingénieur et ancien développeur (il avait travaillé pour une start-up de la Valley dans les années 80), il a mis un point d'honneur à se documenter en visitant le campus de Google en compagnie des deux autres créateurs de la série, John Altschuler et Dave Krinsky (1) et en y interviewant des employés. Il est aussi allé observer le fonctionnement de Tout, une startup de San Francisco, de deux incubateurs basés à Los Angeles et a embauché en tant que consultant un de ses amis de fac, docteur en biophysique et qui développe maintenant des simulations informatiques pour des entreprises pharmaceutiques. En outre, il a pu compter sur quelques souvenirs lorsqu'au début des années 2000, en pleine bulle Internet, des start-ups avaient essayé de lui vendre une adaptation de Beavis & Butt-Head en animations Flash.
Silicon Valley peut donc compter sur une direction artistique et un soin du détail presque maniaque, Mike Judge allant même jusqu'à embaucher des développeurs pour que la technologie développée par le héros de la série soit crédible. Mais la vraie réussite du show réside dans sa capacité à agencer des éléments inspirés d'une réalité bien concrète pour révéler la vacuité qui se cache derrière.
Dans Office Space, Mike Judge se fait une joie de pointer l'aliénation engendrée par le travail de bureau, des taches inutiles servant uniquement à empêcher les employés de questionner la pertinence de leur travail jusqu'aux lâchetés des petits chefs en passant par les notes de service comme outil d'anonymisation et de dissimulation des vrais rapports de force. Silicon Valley travaille à faire de même avec le monde de l'entreprise 2.0. Si ce premier épisode ne s'attarde pas sur les méthodes de management horizontal et sur la soi-disant absence de hiérarchie des compagnies de la Silicon Valley (mais on serait surpris si la série n'abordait pas le sujet à un moment donné), il joue avec la religiosité qui permet à l'édifice de ne pas s'écrouler.
Bien sûr, le potentiel comique d'un développeur immature qui interrompt un concert privé de Kid Rock organisé pour célébrer le rachat de sa compagnie par Google et exulte en prétendant "rendre le monde meilleur à travers des hiérarchies élégantes permettant une réutilisation et une extensibilité maximale du code" est évident. Tout comme celui d'un richissime patron qui présente une TED Talk sur la nécessité d'abandonner la fac pour se concentrer sur ses projets personnels, ou celui qu'un vice-président qui décrit les dix minutes mensuelles de réunion avec son patron comme une expérience à la limite de l'extase. Mais les références à la religion ne tiennent pas seulement de l'hyperbole humoristique.
Elles procèdent aussi d'une analyse des fondements de la Silicon Valley en pointant le fait que, derrière les discours progressistes et la spiritualité new-age hérités de ses origines hippies, elle se présente comme un nouvel avatar d'une théologie bien plus ancienne que les premiers ordinateurs.
Avec ses entrepreneurs qui se transforment en prêcheurs le temps d'une TED Talk et, pris dans leur complexe messianique, sont persuadés d'élaborer un monde meilleur, Silicon Valley illustre le fait que la technologie est assimilée à l'unique chance de salut, au sens protestant du terme. On retrouve dans Silicon Valley l'idée que la technologie, même dans ces aspects les plus futiles, est seule à même d'amener un monde meilleur et, comme dans la théologie protestante, ce salut s'effectue par un état de grâce qui ne se mérite pas par un travail acharné ou par des bonnes actions mais ne peut provenir que d'un don. Dans cette optique, ceux qui ont réussi, ceux qui prouvé leur don apparaissent comme les élus et les prophètes. La réussite s'accompagnant notamment d'un enrichissement financier, la série révèle à quel point les fondamentaux de la Silicon Valley sont bien plus proches de la théologie de la prospérité et de la droite religieuse que des idéaux hippies.
Il aurait été facile de faire rire avec le fonctionnement des entreprises informatiques et leurs nouvelles méthodes de management, de jouer avec la singularité de leur organisation du point de vue d'un public non-initié. Mais cela n'aurait fait que renforcer le discours des compagnies 2.0 en les présentant sous l'angle qu'elles préfèrent, celui de l'entreprise révolutionnaire, qui remet en cause les normes sociales et technologiques, qui se vante d'être une force "disruptive". (2) On remarquera que c'est l'angle choisi par le film Les Stagiaires avec la bénédiction ravie de Google.
Avec une acuité remarquable, Mike Judge s'attache au contraire à déconstruire l'image que ces sociétés tiennent à projeter, et à révéler les mécanismes d'aliénation sociale qui se cachent derrière les façades du management soi-disant progressiste et égalitaire.
Si ce premier épisode souligne déjà à quel point la technologie fait littéralement office de religion au sein de la Silicon Valley (3), il y a encore beaucoup à dire sur les travers de l'utopie 2.0, sur l'immaturité de ses dirigeants, sur leur manque de culture, sur leur absence de conscience sociale et politique, sur un fonctionnement qui s'apparente à un capitalisme débridé. Ça tombe bien, il reste encore sept épisodes dans cette première saison et la programmation de la série par HBO juste après Game Of Thrones laisse supposer que la chaîne croit dans le potentiel de la création de Mike Judge. Entre ses deux millions de téléspectateurs (meilleur démarrage de HBO pour le format 30 minutes depuis Hung en 2009) et les réactions positives de la critique, Silicon Valley a d'ores et déjà les armes pour se maintenir à l'antenne une saison supplémentaire. Si la série conserve la qualité d'écriture et surtout la capacité d'analyse acérée de ce premier épisode, on pourra considérer sa diffusion comme une oeuvre de salubrité publique.
(1) Tous deux ont déjà travaillé avec Judge sur la série King Of The Hill.
(2) Il est intéressant de remarquer que le terme "disruptif" employé à tout va par les entreprises associées aux nouvelles technologies et par les journalistes qui s'intéressent au sujet est issu directement d'une agence de communication.
(3) Une des citations de Mike Judge les plus reprises dans les différents articles sur la série concerne son expérience dans la Silicon Valley des années 80 : "On aurait vraiment dit une secte. Les gens que je rencontrais sortaient tout droit des Stepford Wives. Ils croyaient véritablement en quelque chose, et je n'avais aucune idée de ce dont il s'agissait."
SILICON VALLEY
Réalisation : Mike Judge
Scénario : Mike Judge, John Altschuler, Dave Krinsky
Production : Mike Judge, Scott Rudin, Chrisan Verges…
Direction artistique : Richard Toyon
Bande originale : Jeff Cardoni
Origine : USA
Durée : 8 épisodes de 30 minutes
Diffusion française : à partir du lundi 7 avril sur OCS
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