Lumière 2011 : les nouvelles formes de la cinéphilie

Les amateurs apprécieront

Affiche Festival Lumière 2011

"Les nouvelles formes de la critique cinématographique et les bouleversements engendrés par Internet", telle était l'une des thématiques proposées par le festival Lumière de Lyon 3ème édition, auquel nous étions conviés pour débattre d'un sujet qui nous tient à coeur, vous l'aurez sans doute remarqué.


Quatre blogueurs amateurs et trois professionnels étaient ainsi réunis pour définir les contours de ces nouveaux médias cinéphiles, les raisons du succès des sites consacrés au cinéma, qu'ils soient communautaires, généralistes ou de niche, et leur impact sur la critique traditionnelle. Laterna magica, Cinema is not dead, In the mood for cinema, Grand Ecart et nous-mêmes représentions les fanzineux numériques. Du côté des critiques de métier : Edouard Waintrop, délégué général de la Quinzaine des Réalisateurs dont le blog est hébergé par Libération.fr, Thomas Sotinel du Monde et Aurélien Férenczi de Télérama, qui, en passant, n'a pas gagné un Esquimau Euhouard pour "avoir dit trop de mal d'Avatar" mais pour avoir dit trop de sottises. Les amateurs tiennent à la nuance.

Comme relaté par l'animateur de Cinécure, "la guerre des blogs n'a pas eu lieu". Un consensus s'est en effet rapidement dégagé du débat, les deux parties révélant vite que leur motivation rédactionnelle naît d'une frustration. Chez les amateurs, frustration de ne pas retrouver dans la presse traditionnelle de quoi compenser leurs boulimies cinéphiles, constatant une perte exponentielle de qualité chez les principales revues, des lignes éditoriales de plus en plus communes, sans prise de risque, ne parvenant plus à s'émanciper du poids des écoles critiques historiques. Impressions que confirment les professionnels, affirmant trouver dans leurs feuillets virtuels toute la latitude éditoriale qu'ils n'ont plus sur leur support principal : fréquence de parution, espace, ton, choix des sujets et des films. Ils trouvent sur Internet une liberté que la pression marchande de la presse papier ne tolère plus. Un constat réitéré le 18 novembre dernier à l'occasion de la journée de la presse en ligne organisée par le SPIIL : "Comment combler le fossé entre les journalistes et les lecteurs ? […] Le problème de la presse, c'est le problème de son actionnariat" posait François Bonnet (Médiapart).

Il était une fois en cinéphilie
Quand les distributeurs s'adressent à des cinéphiles exigeants en réduisant le travail critique à un superlatif, c'est qu'on n'est pas loin du bord.


Il aurait été ainsi intéressant dans le cadre de notre débat d'avoir l'avis d'un rédacteur de pure player cinéma pour le confronter à la vision du Web par des routiers du papier, les portails cinéphiles ayant adopté la logique éditoriale dépassée de la presse kiosque, s'engluant comme leurs aînés dans l'usinage de news sans intérêt et de recensions falotes pissées en deux heures post-projo, qui frustrent rédacteurs et lecteurs (selon Les Inrocks c'est ce que ces derniers attendent). De modèles économiques en usages imposés par de nouveaux outils, le Net est passé en quinze ans de média de stock à média de flux (1), imposant pour survivre économiquement un racolage de tous les instants identique à celui de la télévision, tel que nous le moquions dans notre "semaine normale". (2) Attitude d'autant plus paradoxale que de nombreux projets papier sont là pour prouver qu'il existe une réelle demande de slow press culturelle, proposant articles de fond et iconographie soignée : Le Tigre, XXI, bientôt Rockyrama.

Cette demande qualitative s'exprime-t-elle sur le Réseau à travers les succès des blogs et webzines consacrés au 7ème Art ? Il serait trop complexe d'y répondre. Premièrement parce qu'il est hasardeux de définir ce qu'est un "succès" éditorial dans la blogosphère. On se méfiera d'autant plus du terme que ce sont les régies publicitaires et sociétés de social marketing qui les décrètent (sans avoir accès aux statistiques…). Deuxièmement parce que ne font jamais partie de l'équation les forums et obscurs lieux de partage, les plus fameux d'entre eux étant bien souvent plus complets, pointus et érudits que nombre de sites reconnus, et chez qui les cinéphiles connectés vont assouvir leur soif de connaissances.
Du reste, bien que vivante et passionnée, la blogosphère n'a pas encore les outils des professionnels pour livrer un produit pouvant faire concurrence. C'est de fait ce qui a été demandé à Sotinel et Ferenczi : les tontons, sortez-nous de l'enquête, de l'inédit, de la recherche. Le spectateur croule sous les avis, il n'en peut plus des avis (il en vient même à confondre avis et critiques), le spectateur veut de l'information. Et elle a un coût, que seuls les professionnels peuvent assumer.
Certes le cinéphile a accès aujourd'hui avec le Net à une quantité inhumaine d'informations. Mais y avoir accès ne permet pas de facto de savoir les interpréter, les hiérarchiser, les remettre dans leur contexte. Quand aux professionnels sur le Net, ils n'ont plus le temps d'effectuer ces tâches essentielles, qui pourraient éviter tant d'erreurs factuelles et autres réécritures des conditions de production ou de réception des films. (3)

"La transition de l'analogique au numérique a eu pour effet paradoxal de rendre la présence des monuments du passé plus imposante. En tant que plateforme pour la critique, Internet se prête à la fabrication sans fin et à la transmission de listes(4). Il est aussi devenu un lieu de rassemblement pour les antiquaires cinématographique de tous horizons et de toutes sensibilités. Dans le même temps, l'histoire du cinéma est devenue plus largement et plus facilement accessible que jamais. Nous pouvons déplorer la fin de ciné-clubs et des associations de cinéphiles des campus qui ont présenté des copies maltraitées de grands films, mais pour l'esthétique (par opposition au sentimental), la haute qualité des transferts numériques et des restaurations soigneuses des classiques et curiosités disponiblesen DVD et Blu-ray offrent une bien meilleure façon d'apprendre les canons du cinéma."
Dans cet article du New York Times, A. O. Scott dresse un panorama empli d'optimisme de la cinéphilie 2.0 et l'évolution technologique du cinéma dans son ensemble. Plus de pellicule ? Et alors, ça coûte cher et ça se dégrade. De la 3D ? Voyons voir ce que ça donne.
Une posture sereine loin des discours alarmistes d'une cinésphère française anti-relief, anti-perfcap, anti-CGI, qui fût anti-projection numérique, anti-multiplexe, anti-pass illimité, bref, anti tout ce qui est nouveau (et d'oublier en quelques années qu'elle fût contre).

Bloggers dreams
Le futur rêvé des blogueurs ?


Demander à des cinéastes qu'ils testent et ouvrent de nouvelles voies pour ordonner à ceux-là de mettre un terme à leurs expériences toute affaire cessante, condamnant à l'avance des procédés encore balbutiants, voilà une tradition historique de la critique française qui hélas se perpétue sur les réseaux, sites amateurs comme professionnels. Réclamer de l'art et de l'essai en condamnant systématiquement les essais est une des façons dont s'exprime le souffle tranquillement réac, doucement obscurantiste, d'une certaine presse. Que ce souffle devienne mistral sur les réseaux est bien étonnant, et décevant.
D'une manière générale, il n'y a pas grand-chose de neuf sur le champ des idées et des prises de risque. A de très rares exceptions, on ne peut pas dire que la critique Web bouscule le mammouth papier. Point de chamboulement esthétique, de courants innovants, de volonté de dépasser les acquis et clichés. Peu surprenant dans la mesure où une partie des blogueurs affichent clairement vouloir écrire pour telle ou telle revue culturelle - ne froissons pas le papier ! -, les autres les ignorant royalement, se contentant d'un régulier et passionné travail de complément, jetant des coups de projecteurs sur des films trop superficiellement traités chez les mainstream.
Et comme rassurés que ces chenapans virtuels ne sont pas tous là pour leur mettre des bâtons dans les rotatives, les médias classiques s'intéressent de plus en plus au phénomène.

Ecrans.fr
 


Du moins les sites Web amateurs semblent servir de miroir à une critique en crise cherchant depuis quelques mois ce qui cloche chez elle et pourquoi elle a perdu la confiance des spectateurs. Au printemps Télérama se demandait s'il fallait s'immoler par le feu, l'an dernier Jean-Jacques Bernard et Julien Sauvadon consacraient un documentaire sur le sujet, et parallèlement de plus en plus de travaux fleurissent sur l'essence de la critique cinématographique (5). Selon Olivier Beuvelet du site Culture Visuelle, cette perte de confiance s'exprime également à travers le processus explicatif a posteriori des succès cinématographiques par les médias, comme une "tentative de restauration d’un pouvoir qui s’est trouvé mis à mal par le public".

Un public qui s'adonne avec joie à ce qu'il croit être de la critique de films. Mais à en juger par la vedette de Sens Critique mise en avant par Ecrans, véritable maître pour toute une cour de jeunes cinéphiles, affirmant entre diatribes gavées d'erreurs factuelles et poncifs éculés que
"Terrence Malick est un primitif, un simple, un naïf", on peut espérer que la critique professionnelle ait encore de beaux jours devant elle.



(1) Cet article de Lorenzo Soccavo pour Acrimed annonçait cela dès 2002, et même "une information sans journaliste". France Télévisions ne vient-elle pas de lancer le premier site d'actualités en "continu" ? Le bandeau déroulant que l'on trouve en bas des chaînes d'information consultable sur le Web, donc.

(2) Média de flux implique demande d'autorisation à la parole chez ceux qui ne l'ont pas, et immunité absolue chez ceux qui l'ont. On comprend le succès de Twitter chez les journalistes.

(3) Si sur le long terme Internet "corrige" les approximations et clichés, il accélère dans un premier temps idées reçues et intox. Pour un exemple frais, voir la sortie de Tintin, réduit ci et là à un objet commercial d'où l'on "sent déjà les produits dérivés" (car avant le film il n'y en avait pas), tout ceci pressentant la "grosse affaire" : on parle d'une adaptation de BD inconnue aux USA, reportée durant 28 ans, refusée par quatre Majors… C'est dire si l'affaire semblait juteuse sur le papier.
Il n'est pas impossible que ces écarts démagogiques sont régulièrement propulsés par certains sites dans un but… commercial.

(4
) Col Needham, créateur et président de IMDb, également invité au festival Lumière, confirme que l'aspect fétichiste du cinéphile s'allie parfaitement avec l'outil informatique. (voici les premiers messages échangés sur rec.art.movies à l'origine de la plus grande base de données sur le cinéma. Trop bien renseignée même, selon quelques actrice coquètes).

(5) A lire également ce dossier de Independencia : "Chroniques d’une sociologie du cinéma français"



Merci à Emilie Blanchet et à l'organisation du festival pour leur accueil.